Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/151

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fortune la mettrait en présence ; qui pourrait causer avec son voisin de ses constructions, de ses chasses, de ses querelles, s’entretiendrait volontiers avec un charpentier, un jardinier ; j’envie ceux qui savent s’accommoder du moindre personnage de leur suite et régler leur conversation de manière à se mettre à sa portée. Je ne suis pas de l’avis de Platon conseillant de toujours parler en maître à ses serviteurs, hommes ou femmes, en bannissant toute plaisanterie, toute familiarité. Outre la raison que j’en ai donnée ci-dessus, il est inhumain et injuste de se prévaloir à ce degré de cette prérogative de la fortune ; et les mœurs qui comportent le moins d’inégalité entre les valets et les maîtres, me semblent les plus conformes à l’équité. Il est des personnes qui s’étudient à avoir l’esprit guindé, planant dans les régions élevées ; je maintiens le mien à plat dans les régions inférieures ; son seul tort est de s’occuper de tout : Vous me racontez ce qu’ont fait les descendants d’Eaque, et tous les combats livrés sous les murs sacrés d’Ilion ; mais vous ne me dites pas combien coute le vin de Chio, quel esclave doit me préparer mon bain, ni dans quelle maison et à quelle heure je me mettrai à l’abri du froid des montagnes des Abruzzes (Horace). »

De même qu’à la guerre la valeur des Lacédémoniens avait besoin, de peur qu’elle ne tourne à la téméritât et à la furie, d’être modérée par le son doux et gracieux des flûtes dans les circonstances où toutes les autres nations emploient des instruments aigus et retentissants et poussent des vociférations pour émouvoir et chauffer à outrance le courage de leurs soldats, ainsi, il me semble, à l’encontre de ce qui est généralement admis que, chez la plupart d’entre nous l’esprit a, dans ses actes, plus besoin de plomb que d’ailes, de calme et de repos que d’ardeur et d’agitation ; et, par-dessus tout, j’estime que c’est bien faire le sot, que d’avoir l’air entendu avec des gens qui ne le sont pas, de toujours parler un langage recherché, et « disputer sur la pointe d’une aiguille ». Il faut se ranger à la manière d’être de ceux avec qui l’on est, et parfois affecter l’ignorance ; dans l’usage courant, mettez de côté la force et la subtilité, il suffit d’être logique ; demeurez même terre à terre, si on le veut.

Les savants ont souvent un langage prétentieux, et ce même défaut lui fait fuir les femmes savantes. Que la femme ne se contente-t-elle de ses dons naturels ; cependant si elle veut étudier, qu’elle cultive la poésie, l’histoire et ce qui, dans la philosophie, peut l’aider à supporter les peines de la vie. — C’est un défaut dans lequel tombent volontiers les savants que de faire constamment parade de leur science doctorale et semer leurs livres partout ; ils en ont, en ces temps-ci, si fort rempli les boudoirs et les oreilles de ces dames que, si elles n’en ont pas retenu le fond, elles en ont du moins adopté la forme à tout propos, à tout sujet, si peu relevés, si communs qu’ils soient, elles emploient une nouvelle et docte façon d’écrire et de parler : « Crainte, colère, joie, chagrin, tout jusqu’à