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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/180

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peuple, et desuoyer les parleurs, des femmes, couurir leurs vrayes affections, par des affections contrefaictes. Mais i’en ay veu telle, qui en se contrefaisant s’est laissee prendre à bon escient, et a quitté la vraye et originelle affection pour la feinte et aprins par elle, que ceux qui se trouuent bien logez, sont des sots de consentir à ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reseruez à ce serviteur aposté, croyez qu’il n’est guere habile, s’il ne se met en fin en vostre place, et vous envoye en la sienne. Cela c’est proprement tailler et coudre vn soulier, pour qu’vn autre le chausse.Peu de chose nous diuertit et destourne : car peu de chose nous tient. Nous ne regardons gueres les subiects en gros et seuls : ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui nous frappent et des vaines escorces qui reiallissent des subiects.

Folliculos vt nunc teretes æstate cicadæ
Linquunt.

Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance. Le souuenir d’vn adieu, d’vne action, d’vne grace particuliere, d’vne recommandation derniere, nous afflige. La robe de Cæsar troubla toute Romme, ce que sa mort n’auoit pas faict. Le son mesme des noms, qui nous tintoüine aux oreilles : Mon pauure maistre, ou mon grand amy : helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand ces redites me pinsent, et que i’y regarde de pres, ie trouue que c’est vne pleinte grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme les exclamations des prescheurs, esmouuent leur auditoire souuent, plus que ne font leurs raisons et comme nous frappe la voix piteuse d’vne beste qu’on tue pour nostre seruice : sans que ie poise ou penetre ce pendant, la vraye essence et massiue de mon subiect.

His se stimulis dolor ipse lacessit.

Ce sont les fondemens de nostre deuil.L’opiniastreté de mes pierres, specialement en la verge, m’a par fois ietté en longues suppressions d’vrine, de trois, de quatre iours et si auant en la mort, que c’eust esté follie d’esperer l’euiter, voyre desirer, veu les cruels efforts que cet estat m’apporte. O que ce bon Empereur, qui faisoit lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie ! Me trouuant là, ie consideroy par combien legeres causes et obiects, l’imagination nourrissoit en moy le regret de la vie : de quels ato-