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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/181

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sorienter les bavards, cachaient leurs véritables affections sous d’autres simulées. J’en ai vu une qui, cherchant à donner le change à l’opinion, s’est laissé prendre pour tout de bon, rompant avec le sentiment qu’elle éprouvait réellement au début, pour suivre celui qui tout d’abord était feint. J’ai appris de la sorte, par cet exemple, que ceux que ces dames favorisent sont bien sots de consentir à de telles supercheries ; il faudrait vraiment que celui qui s’entremet ainsi pour vous servir et auquel sont réservés bon accueil et entretiens intimes en public, soit bien maladroit pour ne pas finir par prendre votre place et vous envoyer à la sienne. C’est ce qui vulgairement s’appelle tailler et coudre un soulier pour qu’un autre le chausse.

Un rien suffit pour attirer et détourner notre esprit ; en présence même de la mort les objets les plus frivoles entretiennent en nous le regret de la vie. — Il faut peu de chose pour nous distraire et détourner notre attention parce que peu de chose nous captive. Nous n’envisageons guère les choses dans leur ensemble et dégagées de toute considération étrangère ; ce qui nous frappe, ce sont des circonstances ou des détails de peu d’importance et tout superficiels, et la forme, si frivole soit-elle, l’emporte sur le fond, « comme ces enveloppes légères dont les cigales se dépouillent en été (Lucrèce) ». Ce qui rappelle à Plutarque sa fille regrettée, ce sont ses espiègleries quand elle était enfant. Le souvenir d’un adieu, d’un fait, d’un geste gracieux, d’une recommandation dernière nous afflige. La robe de César promenée dans Rome troubla la ville entière plus que sa mort ne l’avait fait. Il en est de même de ces expressions qui nous tintent sans cesse aux oreilles : « Mon pauvre maître ! » ou « Mon grand ami ! » « Hélas, mon père chéri ! » « Ma bonne fille ! » Quand j’entends ces banalités et que j’y regarde de près, je trouve que ce sont tout simplement des plaintes tirées d’un vocabulaire, [1] des sons sans signification réelle dont les termes et le ton me blessent ; ils me rappellent les exclamations des prédicateurs qui souvent par là émeuvent leur auditoire, plus que par les raisons qu’ils exposent ; ou encore l’impression que nous cause la voix plaintive des bêtes que l’on tue pour notre service. Sans que j’analyse ni développe la cause véritable et générale de cet effet, « c’est ainsi que la douleur s’excite d’elle-même (Lucrèce) », c’est surtout par là que nous manifestons notre deuil.

La persistance des graviers que je rends, m’a parfois occasionné, particulièrement quand ils séjournent dans la verge, des rétentions d’urine de longue durée, de trois et quatre jours, me faisant courir risque de la mort, au point que c’eût été folie de penser l’éviter, et même de désirer qu’elle ne vint pas, tant sont cruelles les souffrances que cet état m’occasionne. Oh ! que ce bon empereur, qui faisait lier l’extrémité de la verge aux criminels, pour les faire mourir faute de pouvoir uriner, était passé maître en la science du bourreau ! En étant là, je considérais par combien de causes légères, d’objets futiles mon imagination faisait naître en moi le

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