Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/184

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des comediens si fort engagez en vn rolle de deuil, qu'ils en pleuroient encore au logis et de soy mesme, qu'ayant prins à esmouuoir quelque passion en autruy, il l'auoit espousee, iusques à sc trouuer surprins, non seulement de larmes, mais d'vne palleur de visage et port d'homme vrayement accablé de douleur.En vne contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin: car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la souuenance des bonnes et agreables conditions qu'il auoit, elles font tout d'vn train aussi recueil et publient ses imperfections : comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation, et se diuertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grace encore que nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy prester des louanges nouuelles et fauces et à le faire tout autre, quand nous l'auons perdu de veuë, qu'il ne nous sembloit estre, quand nous le voyions. Comme si le regret estoit vne partie instructiue ou que les larmes en lauant nostre entendement, l'esclaircissent. Ie renonce dés à present aux fauorables tesmoignages, qu'on me voudra donner, non par ce que i'en seray digne, mais par ce que ie seray mort.Qui demandera à celuy là, Quel interest auez vous à ce siege? L'interest de l'exemple, dira-il, et de l'obeyssance commune du Prince: ie n'y pretens proffit quelconque et de gloire, ie sçay la petite part qui en peut toucher vn particulier comme moy ie n'ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain, tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en son rang de bataille pour l'assaut. C'est la lueur de tant d'acier, et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy ont ietté cette nouuelle rigueur et hayne dans les veines. Friuole cause, me direz vous. Comment cause? il n'en faut point, pour agiter nostre ame. Vne resuerie sans corps et sans subiect la regente et l'agite. Que ie me mette à faire des chasteaux en Espai- gne, mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs, desquels mon ame est reellement chatouillee et resiouye. Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse, par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques,