Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/185

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diens si fort entrés dans un rôle de deuil, qu’ils en pleuraient encore une fois rentrés chez eux ; et qu’il lui était arrivé à lui-même d’avoir été tellement ému de sentiments qu’il avait cherché à inculquer à d’autres, qu’il les avait partagés au point de se surprendre non seulement pleurant, mais le visage pâle et dans l’attitude de quelqu’un vraiment accablé de douleur.

Singulier moyen que nous mettons en œuvre pour faire diversion à la douleur que nos deuils peuvent nous causer. — Dans un pays proche de nos montagnes, les femmes font le prêtre Martin ; non seulement elles avivent les regrets qu’elles éprouvent de la perte d’un mari, en rappelant les bonnes et agréables qualités qu’il avait, mais, revenant du même coup en arrière, elles publient également ses imperfections, comme pour se ménager à elles-mêmes quelques compensations et faire, par le dédain, diversion à leur pitié. En cela, elles ont encore meilleure grâce que nous qui, en les mêmes circonstances, à la perte de quelqu’un que nous connaissons à peine, nous évertuons à lui prodiguer des éloges aussi nouveaux pour lui que peu mérités et le dépeignons, alors qu’il n’est plus, tout autre qu’il nous apparaissait lorsqu’il était encore de ce monde, comme si le regret était une source de renseignements inédits, nous révélant chez le défunt des qualités jusqu’alors inconnues, ou que les larmes, lavant notre entendement, lui donnent plus de lucidité. Dès maintenant, je renonce aux témoignages favorables qu’on voudra exprimer sur mon compte, non parce que j’en serai indigne, mais parce que je serai mort.

Nous nous laissons fréquemment influencer par de purs effets d’imagination ; parfois, il n’en faut pas davantage pour nous porter aux pires résolutions. — Quelqu’un auquel on demanderait quel intérêt il a à prendre part à un siège auquel il assiste, répondra : « C’est en raison de l’exemple qui m’est donné, de l’obéissance que nous devons tous à notre prince, que je m’y trouve ; je ne prétends en retirer aucun profit ; quant à la gloire, je sais combien est faible la part qui peut en revenir à un simple particulier comme moi ; je n’y apporte ni entraînement, ni animosité. » Voyez-le pourtant le lendemain à son rang de bataille, au moment de l’assaut il est transformé, il bout, il rougit de colère ; cette fureur qu’il ne manifestait pas hier, cette haine qu’il a au cœur, ce sont le reflet étincelant de tant d’acier, le feu, le tintamarre que produisent les canons et les tambours, qui les ont fait sourdre en lui. « Quelle cause futile ! » direz-vous. Comment ! vous croyez qu’à cela il y a une cause ? Il n’en est pas besoin pour agiter notre âme ; une simple rêverie, qui n’a ni corps ni sujet d’être, la gouverne et la trouble. Que je me mette à faire des châteaux en Espagne, mon imagination s’y forge avantages et plaisirs dont mon âme tressaille d’aise et se réjouit. Combien de fois aussi ces mêmes songes font-ils que la colère et la tristesse nous envahissent, et que nous nous livrons à de fantastiques idées qui