Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/186

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qui nous altèrent et l’ame et le corps ? Quelles grimaces, estonnees, riardes, confuses, excite la resuerie en noz visages ! Quelles saillies et agitations de membres et de voix ! Semble-il pas de cet homme seul, qu’il aye des visions fauces, d’vne presse d’autres hommes, auec qui il négocie : ou quelque démon interne, qui le persécute ? Enquerez vous à vous, où’est l’obiect de cette mutation ? Est-il rien sauf nous, en nature, que l’inanité substante, sur quoy elle puisse ? Cambyses pour auoir songé en dormant, que son frère deuoit deuenir Roy de Perse, le fit mourir. Vn frère qu’il aymoit, et duquel il s’estoit tousiours fié, Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour vne fantasie qu’il print de mauuais augure, de ie ne sçay quel hurlement de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fasché de quelque mal plaisant songe qu’il auoit songé. C’est priser sa vie iustement ce qu’elle est, de l’abandonner pour vn songe. Oyez pourtant nostre ame, triompher de ta misère du corps, de sa foiblesse, de ce qu’il est en butte à toutes offences et altérations : vrayement elle a raison d’en parler.

O prima infelix fingenti terra Prometheo !
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte.
Recta animi primùm debuit esse via.

CHAPITRE V.

Sur des vers de Virgile.


A mesure que les pensemens vtiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empeschans, et plus onéreux. Le vice, la mort, la pauureté, les maladies, sont subiets graues, et qui greuent. faut auoir l’ame instruitte des moyens de soustenir et combatre les maux, et instruite des règles de bien viure, et de bien croire : et souuent l’esueiller et exercer en cette belle estude. Mais à vne ame de commune sorte, il faut que ce soit auec relasche et moderation : elle saffolle, d’estre trop continuellement bandée. I’auoy besoing en ieunesse, de m’aduertir et solliciter pour me tenir en office. L’alegresse et la santé ne conuiennent pas tant bien, dit-on.