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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/205

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tion. Aussi est-ce commettre une sorte d’inceste que de se livrer, dans ces rapports vénérables et sacrés entre mari et femme qui se proposent d’engendrer, à toutes les violences et extravagances de l’amour en folie, ce que je crois avoir déjà exprimé précédemment ; il faut, dit Aristote, approcher sa femme avec réserve et avec calme, de peur que des caresses trop lascives n’éveillent en elle le plaisir à un degré qui la mette hors d’elle plus que de raison. Ce qu’il prone en faisant appel à la conscience, les médecins le répètent au nom de la santé : « Un plaisir trop chaleureux, trop voluptueux, trop souvent renouvelé, altère la semence et empêche la conception » ; ils disent encore que « ces attouchements empreints de langueur, comme le veut ici la nature, pour que le résultat réponde à l’attente et soit fécond, doivent n’avoir lieu que rarement et à de notables intervalles », « afin que la femme saisisse plus avidement les dons de Vénus et les recèle profondément dans son sein (Virgile) ». Je ne connais pas de mariages qui soient plus rapidement troublés et arrivent plus tôt à tourner mal, que ceux auxquels ont conduit la beauté et les désirs amoureux. Il faut à cette union des bases plus solides et de plus longue durée ; on ne doit s’y engager qu’avec circonspection, un entraînement irréfléchi n’y vaut rien.

L’amour ne fait pas partie intégrante du mariage, pas plus que la vertu n’est liée d’une manière absolue à la noblesse. Digression sur le rang en lequel sont tenus les nobles dans le royaume de Calicut. — Ceux qui pensent honorer le mariage en y joignant l’amour, me font le même effet que ceux qui, pour rehausser la vertu, tiennent que la noblesse et elle sont même chose. Elles sont quelque peu parentes, mais que de différences entre elles ! c’est erreur de mêler leurs noms et leurs titres ; les confondre, c’est faire tort soit à l’une, soit à l’autre. La noblesse est une belle qualité, qui a été introduite avec raison ; mais c’est une qualité qui est octroyée par autrui et peut échoir à un homme de rien et vicieux ; aussi est-elle beaucoup moins estimée que la vertu. Si c’en est une, c’est une vertu artificielle et apparente qui dépend des temps et de la fortune ; qui, suivant les pays, revêt des formes différentes : vivante et mortelle, elle n’a pas de naissance non plus que le Nil dont la source est inconnue ; elle a une généalogie et est un bien de communauté ; elle se transmet comme elle a été acquise ; elle crée des obligations bien faiblement observées. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse et toutes les autres qualités se communiquent et on peut en trafiquer ; la noblesse ne sert qu’à celui qui la possède, elle est de nul emploi pour autrui. — On soumettait à l’un de nos rois de se prononcer entre deux candidats présentés pour une même charge, dont l’un était gentilhomme et l’autre ne l’était pas ; il prescrivit que sans tenir compte de cette qualité, on choisit celui qui avait le plus de mérite ; mais qu’à mérite égal, on eût égard à la noblesse ; c’était assigner bien exactement à celle-ci le rang qu’elle doit occuper. —