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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/265

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c’est notamment ce que font Virgile et Lucrèce, en entr’ouvrant une si belle route à notre imagination ; l’action et la peinture qui la représente, se ressentent du tour ingénieux que ces auteurs donnent à leurs phrases.

L’amour, tel que le pratiquent les Espagnols et les Italiens, plus respectueux et plus timide, que chez les Français, plaît à Montaigne qui en aime les préambules ; quant à la femme, dès l’instant qu’elle est à nous, son pouvoir prend fin. — L’amour chez les Espagnols et les Italiens, plus respectueux, plus timide, plus minaudier, plus voilé que chez nous, me plaît. Je ne sais qui, dans l’antiquité, aurait voulu avoir le gosier allongé comme le cou d’une grue, afin de savourer plus longtemps ce qu’il avalait ; un tel souhait convient bien pour ce genre de volupté qui est prompte et précipitée, même pour des natures comme la mienne, chez lesquelles le vice aime les satisfactions immédiates. Pour accroître ces sensations, il faut en prolonger les préambules ; chez ces peuples, tout de la part de la femme est faveur et récompense pour l’amoureux : une ceillade, une inclinaison de tête, un mot, un geste. Qui pourrait dîner du fumet d’un rôti, ne vivrait-il pas à bon compte ? L’amour est une passion qui, à une bien petite dose de sérieux, mêle beaucoup plus de vanité et de rêverie fiévreuse ; il faut en user et la payer de même monnaie. Apprenons aux dames à se faire valoir, à nous amuser et même à se jouer de nous ; avec cette impétuosité qui nous caractérise, nous Français, nous voulons tout emporter du premier coup ; si nous étions plus ménagers de leurs faveurs, les conquérant en détail, chacun, jusqu’au malheureux vieillard, y trouverait à glaner selon ce qu’il peut et ce qu’il mérite. Celui qui n’a de jouissance que dans la jouissance, qui ne veut gagner que le gros lot, qui n’aime la chasse que pour ce qu’il y prend, n’est pas de notre école ; plus il y a de marches et de degrés à monter, plus celui qui a atteint le somniet se trouve élevé et honoré ; nous devrions nous plaire à être menés, quand nous cherchons à gagner les bonnes grâces de la femme, comme lorsque nous pénétrons dans ces palais magnifiques où l’on accède par des portiques et des vestibules variés, par de longues et agréables galeries et de nombreux détours. Cette façon d’aller serait toute à notre avantage ; nous ferions des stations chemin faisant, et notre amour en aurait une plus longue durée ; tandis que lorsque le désir et l’espérance sont éteints, nous allons, mais cela ne mène plus à rien qui vaille. La femme a tout à craindre de nous, quand nous sommes maîtres d’elle et que nous en avons pris pleine possession ; dès qu’elle s’est entièrement abandonnée à la merci de notre foi et de notre constance, vertus rares et difficiles, elle est complètement à la merci du hasard ; de l’instant où elle est à nous, nous ne sommes plus à elle : « Une fois le caprice de notre passion assouvi, nous comptons pour rien nos promesses et nos serments (Catulle). » Un jeune Grec, Thrasonide, était tellement jaloux de son amour que, maître du cœur d’une maîtresse, il se refusa à en jouir