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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/277

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apprécier ? Pour le peu dont je suis capable aujourd’hui, « une fois, et je suis à bout de forces (Horace) », je ne voudrais pas importuner quelqu’un que je révère et que j’appréhenderais d’offenser : « Ne craignez rien d’un homme qui vient d’accomplir son onzième lustre (Horace). » — N’est-ce pas assez pour la nature, d’avoir rendu cet âge si misérable, sans le rendre encore ridicule ? aussi, je hais de voir que, pour quelques restes de chétive vigueur qui, à cette époque de la vie, nous échauffent à peine trois fois la semaine, nous sommes émoustillés et nous nous démenons avec la même âpreté que si nous étions à même de satisfaire brillamment et pleinement aux plus légitimes désirs ; c’est un vrai feu de paille qui se produit en nous, et j’admire combien il nous rend vifs et frétillants, alors qu’en réalité, nous sommes si profondément congelés et éteints. On ne devrait se trouver en semblable disposition que lorsqu’on est à la fleur d’une belle jeunesse ; aussi fiez-vous-y et vous verrez qu’au lieu de seconder cette ardeur généreuse qui est en vous, que rien ne peut lasser, qui se croit capable de tout et devoir toujours durer, elle vous laissera bel et bien en chemin ; elle est bien plutôt le fait d’un enfant à peine formé, encore à l’âge des corrections et ignorant, qui ne ferait que s’en étonner et en rougir : « comme un ivoire de l’Inde teint de pourpre, ou comme des lys qui, mêlés à des roses, en réflètent les vives couleurs (Virgile) ». Celui qui peut, sans mourir de honte, penser au dédain que lui marqueront le lendemain ces deux beaux yeux témoins de sa lâcheté et de son impertinence, « qu’ils lui reprocheront par leur silence même (Ovide) », n’a jamais éprouvé le contentement et la fierté de les voir battus et éteints par les fatigues d’une nuit activement employée dans les bras l’un de l’autre. Chaque fois que j’ai vu une femme s’ennuyer de mes caresses, ce n’est pas son indifférence que j’ai tout d’abord accusée : j’ai commencé par craindre que ce ne fùt plutôt à la nature que je dusse m’en prendre, parce qu’elle m’a traité avec partialité et d’une façon peu courtoise ; « elle m’a insuffisamment pourvu, et les dames n’avaient sans doute pas tort de mépriser de si maigres apparences » ; imperfection éminemment regrettable, chacune des parties de mon être étant mienne au même titre que toute autre et celle-ci celle à laquelle, plus qu’à toutes les autres, je dois ma qualité d’homme.

Montaigne reconnaît la licence de son style, mais il est obligé par les mœurs de son temps à cette grande liberté de langage qu’il est le premier à regretter. — Je dois, pour le public, me peindre tout entier. Ces Essais sont instructifs, parce que la vérité, la réalité, y règnent d’une façon absolue. Je dédaigne de considérer comme un devoir réel de m’astreindre à ces règles étroites, factices que l’usage a introduites suivant les pays, et m’en tiens à celles d’application générale et constante que la nature nous a tracées et dont sont filles, mais filles bâtardes, la civilité et les conventions sociales. Qu’importent les vices que nous semblons avoir, à côté de ceux que nous avons réellement ? Quand nous en aurons