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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/313

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darde ses rayons sur l’amphithéâtre, on retire les voiles, dès que parait Hermogène (Martial). » Les filets, placés devant les spectateurs pour les protéger contre les bonds par trop violents des bêtes féroces, étaient également tissés d’or ; « les rets eux-memes brillent de l’or dont ils sont tissés (Calpurnius) ».

S’il y a quelque chose qui excuse de tels excès, ce n’est pas tant la dépense que l’invention et la nouveauté qui s’y trouvent et nous pénètrent d’admiration ; ces actes mêmes de vanité nous révèlent combien ces siècles produisaient de gens à l’imagination bien autrement fertile que ne sont les nôtres. Il en est de cette fertilité d’esprit comme de toutes les autres productions de la nature ; on ne saurait cependant dire qu’elle y a atteint l’apogée de sa puissance ; nous ne progressons pas sans cesse, nous pivotons plutôt sur nous-mêmes, tournant à tous vents dans un sens et dans l’autre, nous allons et revenons sur nos pas. Je crains que nos connaissances ne soient fort limitées sous tous rapports ; nous ne voyons guère loin, pas plus en avant qu’en arrière ; elles sont restreintes et de courte durée, peu étendues comme temps, comme sous le rapport des matières qu’elles embrassent : « Bien des héros ont vécu avant Agamemnon ; mais, ensevelis dans une nuit profonde, ils ne nous font pas aujourd’hui verser de larmes (Horace). — Avant la guerre de Troie, beaucoup de poètes avaient chanté d’autres événements (Lucrèce). » Ce que Solon rapporte de ce qu’il avait appris des prêtres d’Égypte sur la haute antiquité à laquelle remontait leur pays et sur leur manière d’établir et de conserver l’histoire des pays étrangers, est, en la circonstance, un témoignage qui n’est pas à repousser « S’il nous était donné de voir l’étendue infinie des régions et des siècles où, se plongeant et s’étendant de toutes parts, l’esprit n’a plus de bornes pour arrêter sa vue, nous découvririons une quantité innombrable de formes dans cette immensité (Cicéron). » Quand tout ce qui, des temps passés, est venu jusqu’à nous, serait vrai et connu, ce serait encore moins que rien auprès de ce que nous en ignorons. Combien les plus curieux eux-mêmes sont peu et imparfaitement au courant de ce qui se passe en ce monde à l’époque où nous vivons ! Qu’il s’agisse des révolutions qui affectent les gouvernements, de l’état social des plus grandes nations, ou de ces événements particuliers auxquels le hasard donne de l’importance et qui marquent, il nous en échappe cent fois plus que nous n’arrivons à en connaître. Nous crions au miracle de l’invention faite chez nous de l’artillerie, de l’imprimerie, alors qu’en Chine, à l’autre bout du monde, d’autres que nous s’en servaient mille ans auparavant. Si ce que nous connaissons du monde égalait ce que nous n’en connaissons pas, il est à croire que nous serions en présence d’une infinie variété de corps de toutes formes et de toutes espèces en perpétuelle transformation. Rien dans la nature n’est unique et rare ; il n’en est ainsi qu’eu égard à nos connaissances restreintes, qui sont les bases très défectueuses des règles que nous avons établies et qui font que nous nous forgeons d’ordinaire une