Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/383

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franc et élevé, qui juge sainement et sûrement, use sans y regarder de ses propres exemples comme de choses auxquelles il est étranger et se sert franchement de son témoignage comme de celui de tout autre. Il faut passer par-dessus ces règles mondaines de civilité quand c’est pour servir la vérité et la liberté. — Non seulement j’ose parler de moi, mais je ne parle que de moi ; je fais fausse route, quand je parle d’autre chose, je sors de mon sujet. Je ne m’aime pas si aveuglément et ne suis pas si attaché et inféodé à moi-même que je ne puisse me regarder et me considérer en faisant abstraction de moi comme je ferais d’un voisin, d’un arbre ; c’est une faute de ne pas voir ce que l’on vaut, tout comme d’en dire plus que l’on n’en voit. Nous devons aimer Dieu plus que nous-mêmes et le connaissons moins ; ce qui n’empêche pas que nous en parlions à satiété.

Caractère de Tacite à en juger par ses écrits ; on ne saurait que le louer, lui et les historiens qui agissent de même, d’avoir recueilli et consigné tous les faits extraordinaires et les bruits populaires. — Si de ses écrits on peut déduire ce qu’il était, Tacite devait être une personnalité éminente, de nature droite et courageuse, sans superstition, ayant l’âme généreuse d’un philosophe. On pourra le trouver quelque peu hardi dans ce qu’il avance, comme lorsqu’il raconte qu’un soldat portant une charge de bois, ses mains se raidirent par le froid, au point qu’elles se collèrent à son fardeau et que, se séparant des bras, elles y demeurèrent fixées et inanimées. En pareille matière, j’ai l’habitude de m’incliner devant l’autorité de témoins de grande valeur.

En nous contant aussi que Vespasien guérit à Alexandrie, par la faveur du dieu Sérapis, une femme aveugle, en lui passant de sa salive sur les yeux, et je ne sais quel autre miracle, il suit l’exemiple et obéit au devoir de tous les bons historiens. Ils enregistrent les événements importants, et les bruits et idées en circulation dans les foules sont du nombre des faits de la vie publique. Leur rôle est de rapporter les croyances générales et non de les ramener dans l’ordre, ce qui est du domaine des théologiens et des philosophes qui ont charge de diriger les consciences ; c’est ce qui a fait dire très sagement à un autre historien, grand homme comme lui : « À la vérité, j’en dis plus que je n’en crois ; mais comme je ne prétends pas certifier les choses dont je doute, je n’entends pas non plus supprimer celles que j’ai apprises (Quinte-Curce) » ; un autre dit encore : « On ne doit pas se mettre en peine d’affirmer ou de réfuter les choses…, il faut s’en tenir à la renommée (Tite-Live). » Quoique écrivant dans un siècle où la croyance aux prodiges s’amoindrissait, Tacite dit pourtant ne pas vouloir s’interdire d’insérer dans ses Annales et d’y consigner ce que tant de gens de bien admettent et ce que révérait si profondément l’antiquité ; on ne saurait mieux dire. L’histoire doit s’écrire en rapportant les faits tels qu’ils nous parviennent et non selon ce que nous en jugeons. —