Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/384

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lon qu’ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que ie traicte, et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout. Ie hazarde souuent des boutades de mon esprit, desquelles ie me deffie : et certaines finesses verbales dequoy ie secoue les oreilles : mais ie les laisse courir à l’auanture, ie voys qu’on s’honore de pareilles choses : ce n’est pas à moy seul d’en iuger. Ie me presente debout ; et couché ; le deuant et le derriere ; à droitte et à gauche ; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas tousiours pareils en application et en goust. Voyla ce que la memoire m’en presente en gros, et assez incertainement. Tous iugemens en gros, sont lasches et imparfaicts.

CHAPITRE IX.

De la vanité.


Il n’en est à l’auanture aucune plus expresse, que d’en escrire si I vainement. Ce que la diuinité nous en a si diuinement exprimé, deburoit estre soigneusement et continuellement medité, par les gens d’entendement. Qui ne voit, que i’ay pris vne route, par laquelle sans cesse et sans trauail, i’iray autant, qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ? Je ne puis tenir registre de ma vie, par mes actions : Fortune les met trop bas : ie le tiens par mes fantasies. Si ay-ie veu vn Gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par les operations de son ventre. Vous voyiez chez luy, en montre, vn ordre de bassins de sept ou huict iours. C’estoit son estude, ses discours. Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, vn peu plus ciuilement, des excremens d’vn vieil esprit : dur tantost, tantost lasche : et tousiours indigeste. Et quand seray-ie à bout de representer vne continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere qu’elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille liures, du seul subiect de la grammaire ? Que doit produire le babil, puisque le begaiement et desnouement de la langue, estouffa le monde d’vne si horrible charge de volumes ? Tant de paroles, pour les paroles seules. O Pythagoras, que n’esconjuras-tu cette tempeste ! On accusoit vn Galba du temps passé, de ce qu’il viuoit oyseusement. Il respondit, que chacun deuoit rendre raison de ses actions, non pas