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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/419

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ration éveille plus d’espérance qu’elle ne sert réellement ; on se met souvent sottement en habit pour ne pas mieux sauter que si on était en blouse : « Rien n’est moins favorable à qui veut plaire, que de laisser attendre beaucoup de lui (Cicéron). » — On a écrit de l’orateur Curion que, lorsqu’il se proposait de sectionner son discours en trois ou quatre parties et qu’il avait déterminé le nombre des thèses et des raisons qu’il voulait exposer, il lui arrivait fréquemment soit d’en oublier, soit d’en ajouter une ou deux. Je me suis toujours appliqué à éviter de tomber dans cet inconvénient ; je déteste tout engagement et tout parti pris, non seulement par défiance de ma mémoire, mais parce que cela sent trop l’homme du métier : « Ce qu’il y a de plus simple est ce qui convient aux guerriers (Ovide). » Du reste, c’est fini ; je me suis promis de ne plus désormais m’imposer la charge de prendre la parole dans un lieu où l’on parle avec solennité ; parce que lire un discours écrit, outre que c’est très sot, cela est très désavantageux pour ceux qui, par nature, sont toujours disposés à agir ; et quant à me risquer à improviser en me fiant à mon inspiration, je le ferai moins encore, elle est chez moi trop vague et trop lourde et ne saurait fournir les reparties soudaines, parfois importantes, que la nécessité commande.

Il fait volontiers des additions à son livre, mais ne corrige pas ; les changement qu’il pourrait y introduire ne vaudraient peut-être pas ce qui y est. — Fais encore, ô lecteur, bon accueil à cette édition de mes Essais, ainsi qu’à cette troisième addition aux études que j’ai déjà publiées sur moi-même ; j’ajoute, mais ne corrige pas. D’abord, parce que je trouve que celui qui a offert un ouvrage en vente au public, n’en a plus le droit ; qu’il dise mieux, s’il le peut, dans un autre travail, mais qu’il ne déprécie pas la valeur de celui qu’il a déjà vendu. De ceux qui en agissent ainsi, il ne faudrait rien acheter qu’après leur mort. Avant de se produire, qu’ils réfléchissent bien à ce qu’ils écrivent ; qu’est-ce qui les presse ? Mon livre est toujours le même, sauf qu’à mesure qu’il en est fait un nouveau tirage, pour que celui qui veut l’acquérir ne s’en retourne pas les mains absolument vides, je me permets, puisque ce n’est qu’une marqueterie mal jointe, d’y intercaler quelques ornements supplémentaires. Ce surcroit ne modifie pas l’édition primitive, il ne fait qque donner une valeur particulière à chacune de celles qui suivent, ce qui est une petite subtilité peut-être un peu prétentieuse de ma part ; il peut toutefois en résulter des interversions au point de vue chronologique, mes historiettes prenant place dans le cours de l’ouvrage, selon leur opportunité et pas toujours suivant les dates des faits auxquels elles ont trait.

Une seconde raison qui fait que je ne corrige pas, c’est qu’en ce qui me regarde, je crains de perdre au change. Mon entendement ne va pas toujours progressant, il va aussi à reculons ; je ne me défie guère moins des fantaisies qui me passent par la tête en second ou en troisième lieu que de celles qui sont écloses les premières, des fantaisies présentes que des fantaisies passées ; souvent nous nous