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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/441

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nablement l’être. Pendant les fortes chaleurs, je marche de nuit, du soleil couchant au soleil levant. L’autre façon qui, afin de se restaurer, consiste à s’arrêter en route pour dîner comme on peut et à la hâte, est incommode, surtout pendant les jours courts. Mes chevaux se trouvent beaucoup mieux de mon système ; jamais aucun, qui a pu faire avec moi la première journée, ne m’a laissé en route. Je les fais boire partout, pourvu qu’il reste assez de chemin à faire, pour qu’ils aient le temps de digérer leur eau. Ma paresse à me lever permet aux gens de ma suite de dîner à leur aise avant de partir ; pour moi, il n’est jamais trop tard pour manger, l’appétit me vient en mangeant et jamais autrement, je n’ai faim que lorsque je me mets à table.

On le blâme de ce que, vieux et marié, il quitte sa maison pour voyager ; n’y laisse-t-il pas une gardienne fidèle qui y maintient l’ordre ? Sa femme n’est pas de celles qui vivent dans l’oisiveté. — Quelques personnes me reprochent de me plaire encore à voyager bien que je sois marié et vieux. Elles ont tort ; il vaut mieux ne quitter sa maison que lorsqu’on l’a mise sur le pied de pouvoir se passer de nous, et qu’on y a établi un ordre qui ne court pas risque de se déranger. Il est bien autrement imprudent de s’en éloigner quand on n’a pas à y laisser une garde aussi sûre qu’il m’est donné de le faire, sur laquelle on puisse autant compter qu’elle pourvoira à tout ce qui vous est nécessaire.

La science, l’occupation les plus honorables et les plus utiles à une mère de famille, sont celles du ménage. J’en vois qui sont avares et fort peu bonnes ménagères ; c’est leur qualité maîtresse qui prime toute autre, comme étant l’unique apport capable de ruiner ou de sauver nos maisons. Quoi qu’on puisse dire, l’économie domestique, d’après l’expérience que j’en ai, est la vertu que je place chez une femme mariée au-dessus de n’importe quelle autre. En voyageant, je mets ma femme à même de l’exercer, lui laissant en main durant mon absence toute l’administration de mes biens. Je vois avec dépit le mari, dans quelques intérieurs, revenant vers midi, maussade, soucieux du tracas des affaires, et trouvant Madame dans son cabinet de toilette, encore occupée à se coiffer et à s’attifer ; cela est bon pour les reines, et encore je ne sais trop. Il est ridicule et injuste que notre sueur et notre travail servent à entretenir l’oisiveté de nos femmes. Je ne crois pas que personne ait des affaires moins embarrassées que moi, mes biens me donnent toute tranquillité et ne sont grevés d’aucune dette ; mais si le mari apporte les revenus, il est dans la nature même des choses que la femme dirige leur mise en œuvre.

On objecte que c’est témoigner peu d’affection à sa femme que de s’en éloigner, mais l’absence momentanée aiguise au contraire le désir de se revoir ; on n’aime pas moins un ami absent que présent. — On dit que l’absence peut influer sur les devoirs qu’impose l’affection maritale, je ne le crois