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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/443

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pas ; ces devoirs peuvent au contraire se ressentir de rapports trop continus, trop d’assiduités blessent. Toute femme qui nous est étrangère ne nous paraît-elle pas une honnête femme ? et chacun ne sait-il pas par expérience que se voir continuellement, ne peut procurer un plaisir égal à celui que l’on ressent quand on se quitte et qu’on se rejoint par intervalles ? Ces interruptions ravivent en moi l’amour que je porte aux miens, et me fait paraître plus doux le temps que je passe chez moi ; le foyer domestique succédant au voyage et réciproquement, je n’en suis que plus dispos pour passer de l’un à l’autre. Je sais que l’amitié a les bras assez longs pour se maintenir et se joindre d’un coin du monde à l’autre ; surtout celle de mari à femme, où il y un continuel échange de services qui en réveillent l’obligation et le souvenir. Les Stoïciens ne disent-ils pas qu’il y a une si grande union et liaison intime entre les sages, que si l’un d’eux dîne en France, son compagnon, qui est en Égypte, s’en trouve rassasié ; et qu’il suffit à l’un d’eux d’étendre le doigt n’importe où, pour que tous les sages sur la surface de la terre en ressentent assistance ? La jouissance et la possession dépendent beaucoup de l’imagination, qui toujours embrasse avec plus d’ardeur et de persistance ce qu’elle recherche que ce que nous touchons. Reportez-vous à vos amusements de chaque jour, vous trouverez que c’est surtout quand il est là que vous pensez le moins à votre ami ; sa présence fait que votre attention se relâche et donne à votre pensée loisir de s’absenter à toute heure et à toute occasion. — Hors de chez moi, à Rome, je surveille et dirige ma maison et ce qui m’y intéresse ; je vois s’élever et démolir mes murailles, croître et décroitre mes arbres et mes rentes, à deux doigts près, comme lorsque j’y suis : « J’ai constamment sous les yeux ma maison et jusqu’à la moindre disposition des lieux que j’ai quittés (d’après Ovide). » Si nous ne jouissions que de ce que nous touchons, adieu nos écus quand ils sont dans nos coffres, et nos enfants quand ils sont à la chasse. Les voulons-nous plus près de nous ? s’ils sont au jardin, estimez-vous que ce soit loin ? s’ils sont à une demi-journée, qu’en dites-vous ? dix lieues, est-ce loin ou près ? si c’est près, qu’est-ce, suivant vous, que onze, douze, treize lieues ? et ainsi de proche en proche. Je serais d’avis que la femme à même de dire à son mari : « À tant de pas c’est être près ; à partir de tant, cela devient loin », fixe, entre les deux, la limite à laquelle il devra se tenir : « Dites un chiffre pour éviter toute contestation, sinon j’use de la latitude que vous me laissez ; et, de même que j’arracherais crin par crin la queue d’un cheval, je retranche une lieue, puis une autre, jusqu’à ce qu’il ne vous en reste plus et que vous soyez vaincu par la force de mon raisonnement (Horace). » Qu’elle appelle hardiment la philosophie à son secours, celle à qui on pourrait reprocher que ne voyant ni l’un ni l’autre des deux bouts qui constituent le point de jonction entre le trop et le pas assez, le long et le court, le léger et le lourd, le près et le loin, ne distinguant ni le commencement ni la fin, ne peut juger du milieu qu’avec bien de