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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/487

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fant du tout, ne lui semble pas chose bien regrettable. — Je dois beaucoup à la fortune qui, jusqu’à présent, ne s’est pas dressée contre moi, au delà du moins[1] de ce que j’étais à même de supporter ; peut-être est-ce là sa façon de laisser en paix ceux qui ne l’importunent pas « Plus nous nous privons, plus les dieux nous accordent. Pauvre, je ne me range pas moins du parti de ceux qui ne désirent rien. À qui demande beaucoup, il manque toujours beaucoup (Horace). » Si elle continue, je quitterai cette terre heureux et satisfait ; « je ne demande rien de plus aux dieux (Horace) ». Mais gare le choc s’il vient à se produire ; c’est par milliers que se comptent ceux qui échouent au port ! — Je me console aisément de ce qui surviendra ici quand je ne serai plus ; le présent m’occupe assez, « j’abandonne le reste à la fortune (Ovide) ». Il est vrai que je n’ai pas cette cause qui rattache si fort, dit-on, l’homme à l’avenir quand il a des enfants héritiers de son nom et de son honneur ; s’il est désirable d’en avoir, la situation critique que nous traversons me porte à elle seule à n’en pas désirer. Je tiens déjà trop par moi-même au monde et à la vie ; il me suffit d’être aux prises avec la fortune, dans les circonstances de mon existence où je ne puis l’éviter, sans souhaiter que sous d’autres rapports elle ait encore plus de prise sur moi, et je n’ai jamais estimé que n’avoir pas d’enfants soit un malheur qui rende notre vie incomplète et restreigne notre contentement ; la stérilité a bien aussi ses avantages. Les enfants sont du nombre des choses qui ne sont pas fort à désirer, surtout actuellement où il serait difficile qu’ils fussent bons, « rien de bon ne peut naître, tant les germes sont corrompus (Tertullien) » ; c’est cependant à juste titre qu’on les regrette, quand on les perd après les avoir eus.

Il laissera après lui son patrimoine tel qu’il l’a reçu, la fortune ne lui ayant jamais octroyé que de légères faveurs sans consistance. — Celui qui n’a laissé la gestion de ma maison, pronostiquait, en considérant combien j’aime peu à demeurer en place, que je la ruinerais. Il s’est trompé ; j’en suis, à cet égard, au même point que lorsque je l’ai eue, si même je ne suis en un peu meilleure situation, sans charge qui la grève, comme sans bénéfice. Si la fortune ne m’a causé aucun préjudice sérieux qui sorte de l’ordinaire, elle ne m’a pas fait davantage de grâce ; tout ce qui est chez nous venant d’elle, y était avant moi et depuis plus de cent ans ; je n’ai personnellement aucun bien sérieux et important que je doive à sa libéralité. J’en ai reçu quelques légères faveurs, mais rien de substantiel des titres, des honneurs qu’à la vérité elle m’a offerts d’ellemême, sans que je les aie demandés ; car, Dieu le sait, je suis positif et n’estime que ce qui est réel et, de plus, de gros rapport ; si j’osais, j’avouerais que je trouve l’avarice presque aussi excusable que l’ambition, que la douleur est à éviter autant que la honte, la santé aussi désirable que la science, la richesse que la noblesse.

De ces faveurs, il n’en est pas à laquelle il ait été plus sensible qu’au titre de citoyen romain. Teneur du document par lequel ce titre lui a été conféré ; il le reproduit pour

  1. *