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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/495

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m’a poussé à participer à la gestion d’affaires autres que les miennes, je n’ai promis que de les prendre en main et non de m’y donner corps et âme ; de m’en charger, mais non de m’y incorporer ; de m’en occuper, oui, et pas du tout de m’y passionner ; je les examine, mais ne les couve pas. J’ai assez à faire pour mettre de l’ordre dans ce qui me touche intimement et intéresse tout mon être, à le régler, sans encore me mêler et me fatiguer de questions qui me sont étrangères ; mes propres affaires, qui m’incombent naturellement et au premier chef, m’absorbent assez, sans y en joindre d’autres qui sont en dehors. Ceux qui savent combien ils se doivent à eux-mêmes et à quel point ils ont d’obligations à cet égard, trouvent que la charge que la nature leur a ainsi imposée est suffisamment lourde, et ne constitue pas une sinécure : « Tu as bien assez grandement à faire chez toi, ne t’en éloigne pas. »

Beaucoup se font les esclaves des autres, se prodiguant pour s’employer à ce qui ne les regarde pas ; il ne manque cependant pas sur notre route de mauvais pas dont il nous faut chercher à nous garder nous-mêmes. — Les hommes se donnent en location ; ce n’est pas pour eux-mêmes qu’ils doivent user de leurs facultés, mais pour ceux dont ils se sont faits les esclaves ; ce sont ceux auxquels ils se sont loués qui sont en eux, et non eux. Cette disposition d’esprit, qui est fort répandue, ne me plaît pas. Il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’engager que dans les circonstances où il est juste de le faire ; et ces circonstances sont en petit nombre, si nous en jugeons sainement. — Voyez les gens disposés à se laisser appréhender et accaparer ; ils se laissent ainsi faire en toutes choses pour les petites comme pour les grandes, pour ce qui les touche et ce qui ne les touche pas ; ils s’ingèrent, sans plus y regarder, partout où il y a à travailler et[1] des obligations à remplir ; ils ne vivent pas s’ils ne s’agitent à outrance : « Ils ne recherchent la besogne que pour avoir de la besogne (Sénèque). » Ce n’est pas tant parce qu’ils veulent toujours aller que parce qu’ils ne peuvent se retenir, ni plus ni moins qu’une pierre ébranlée qui se détache et va, ne s’arrêtant dans sa chute que parce qu’elle ne peut rouler davantage. Pour certaines gens, s’occuper c’est faire preuve de capacité et de dignité ; leur esprit cherche le repos dans le mouvement, comme font les enfants encore au berceau ; ils peuvent se rendre ce témoignage qu’ils sont aussi serviables pour leurs amis, qu’importuns à euxmêmes. Personne ne distribue son argent à autrui, et chacun lui distribue son temps et sa vie, choses dont nous sommes prodigues plus que de toutes autres et les seules cependant dont il nous serait utile et louable d’être avares. Mon tempérament est essentiellement différent je m’observe et, d’ordinaire, ne tiens pas outre mesure à ce que je désire et désire peu ; je ne m’occupe et ne me crée de travail que dans ces conditions, rarement et sans que cela porte atteinte à ma tranquillité. À tout ce que veulent et entreprennent ces gens qui se prodiguent, ils apportent toute leur volonté et leur impétuo-

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