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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/525

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grandir ; aussi, quand nous démentons notre pensée, est-ce aux dépens de notre franchise et de l’honneur de notre courage : nous cherchons des échappatoires dans la fausseté pour arriver à un accommodement ; nous nous donnons à nous-mêmes un démenti pour détruire l’effet d’un démenti donné à un autre. Vous ne devez pas rechercher si vos actes ou vos paroles sont susceptibles d’une autre interprétation derrière laquelle vous pourriez vous retrancher ; c’est leur sens vrai et sincère que vous avez désormais le devoir de maintenir coûte que coûte. On s’adresse à votre vertu et à votre conscience, ce ne sont pas[1] là choses qui prêtent à travestissement ; laissons ces vils moyens et ces expédients à la chicane du palais. Les excuses et les réparations que je vois faire tous les jours pour donner satisfaction d’un acte indiscret ou d’une parole inopportune, me semblent plus laides que cet acte ou cette parole. Il vaudrait mieux faire à son adversaire une nouvelle offense, que de s’offenser soi-même en s’humiliant ainsi devant lui. Vous l’avez bravé sous l’action de la colère, et, de sang-froid et en pleine possession de vous-même, vous vous mettez à l’apaiser et à le flatter ; de la sorte votre soumission outrepasse l’excès que vous avez commis en premier lieu. Je trouve qu’un gentilhomme ne saurait rien faire qui soit plus honteux pour lui que de se dédire quand cela lui est imposé ; d’autant que l’opiniâtreté est un défaut plus excusable que la pusillanimité. — Il m’est aussi facile d’éviter de me livrer à mes passions, qu’il m’est difficile de les modérer : « On les arrache plus aisément de l’âme, qu’on ne les bride. » Que celui qui ne peut atteindre à cette noble impassibilité des Stoïciens, se rejette vers cette stupidité des foules qui est la mienne ; ce que ceux-là faisaient par vertu, j’ai été amené à le faire par tempérament. À moyenne hauteur règnent les tempêtes ; plus haut et plus bas, les philosophes et les gens de la campagne trouvent les uns et les autres la tranquillité et le bonheur : « Heureux le sage qui parvient à connaître la raison de toutes choses ; dépouille de toute crainte, il foule aux pieds l’inexorable destin et méprise les mugissements de l’avare Acheron. Heureux aussi celui qui connaît les divinités champêtres : Pan, le vieux Sylvain et l’aimable famille des Nymphes (Virgile). »

Toutes les choses, à leur naissance, sont faibles et tendres ; aussi faut-il toujours avoir les yeux ouverts sur elles à ce moment, parce que de même que le danger qu’elles peuvent présenter ne se découvre pas quand il est à l’état embryonnaire de même lorsque, ayant grandi, il vient à se manifester, on n’en aperçoit plus le remède. Si j’avais cédé à l’ambition, j’eusse rencontré un million d’embarras, de jour en jour plus malaisés à surmonter qu’il ne m’a été difficile d’arrêter mon penchant naturel pour cette passion : « C’est avec raison que j’ai toujours eu horreur d’élever la tête au-dessus des autres et d’attirer les regards (Horace). »

Jugement que l’on a émis sur la manière dont Montaigne s’est acquitté de sa mairie de Bordeaux et jugement que lui-même en porte. — On a pu avec assez de vérité lui re-

  1. *