Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/531

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s’imaginent davantage que cela les grandit. Si bien que soient ces actes insignifiants, ils n’ont ni corps, ni vie ; le premier qui en parle, les atténue, déjà ; à peine si la connaissance s’en répand d’un carrefour de rue à un autre. Entretenez-en hardiment votre fils et votre valet, comme cet ancien qui, n’ayant personne qui prétât l’oreille aux louanges qu’il se donnait et convint de son mérite, faisait le fier auprès de sa femme de chambre, s’écriant : « Ô Perrette, quel galant homme, quel homme capable tu as pour maître ! » Au pis aller, entretenez-vous-en avec vous-même, comme un conseiller de ma connaissance qui, ayant dégoisé force articles et commentaires de loi d’une extrême subtilité et d’une ineptie. tout aussi grande, se rendant de la chambre du conseil à l’urinoir du palais, fut entendu marmottant entre ses dents et avec la plus intime conviction : « Ce n’est point à moi, Seigneur, ce n’est point à moi, mais à toi-même que la gloire doit en revenir (Psalmiste). » Si on ne peut recevoir des compliments des autres, eh bien ! qu’on s’en fasse à soi-même.

La renommée ne s’attache qu’à des actes qui sortent de l’ordinaire, et naît d’elle-même. — La renommée ne se prostitue pas à si bon compte ; les actes rares et exemplaires auxquels elle est due, ne supporteraient pas la compagnie de cette foule innombrable de petits faits journaliers. Le marbre exaltera vos titres autant qu’il vous plaira, pour avoir fait réparer tant bien que mal un pan de mur ou curer un égout ; mais les hommes de bon sens n’en feront rien. La gloire n’est pas forcément la conséquence d’une chose qui est bonne ; il faut encore qu’elle ait été hors de l’ordinaire et d’exécution difficile. Les Stoïciens n’admettaient même pas qu’un acte ne témoignant pas de la vertu méritàt estime ; ils ne voulaient pas, par exemple, qu’on sùt gré à qui, par tempérance, s’abstenait d’une vieille aux paupières enflammées. Parmi ceux au fait des admirables qualités de Scipion l’Africain, il en est qui lui refusent les éloges que Pannétius lui décerne pour son désintéressement, cette qualité n’étant pas tant sienne, disent-ils, que propre au siècle où il vivait. Nous bénéficions des voluptés qui appartiennent au milieu où nous a placés la fortune, n’usurpons pas celles de la grandeur ; les nôtres sont plus naturelles et d’autant plus solides et plus sûres qu’elles sont moins élevées. Si ce n’est par conscience, du moins par respect humain, repoussons l’ambition ; dédaignons cette soif, basse et honteuse, de renommée et d’honneur qui nous pousse à les mendier auprès de toutes sortes de gens, en recourant aux moyens les plus abjects, et qu’il nous faut payer des prix les plus vils ; il est déshonorant d’être honoré dans de pareilles conditions : « Quels éloges que ceux qu’on peut acheter au marché (Cicéron) ! » Apprenons à n’être pas plus avides de gloire que nous ne sommes capables de la mériter. Se gonfler de tout acte utile et qui ne porte atteinte à personne, est le propre des gens auxquels c’est chose rare et extraordinaire ; ils veulent lui faire attribuer le prix qu’il leur coûte. Quand je suis témoin d’un fait particulièrement éclatant, plus il a d’éclat, plus je rabats de son mérite, par le soupçon que j’ai qu’il ait été produit