Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/541

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bord ; puis, par l’autorité du nombre et des témoignages que l’on fait remonter aussi haut que possible, cela gagne ceux qui ont l’esprit le plus ouvert. Pour moi, quand je ne crois pas quelqu’un m’affirmant une chose, je n’y croirais pas davantage fussent-ils cent à me circonvenir, et ce n’est pas par le temps depuis lequel elle règne que je juge une idée.

Il y a peu de temps, un de nos princes, en proie à la goutte qui avait altéré son bon sens naturel et sa vigoureuse santé, se laissa si fortement persuader par ce qu’on disait des cures merveilleuses opérées par un prêtre qui, à l’aide de paroles et de gestes, guérissait toutes les maladies, qu’il fit un long voyage pour aller le trouver. Celui-ci, par un puissant effet de suggestion, parvint à lui endormir son mal pour quelques heures, si bien que ses jambes, pendant ce court Intervalle, lui fournirent le service auquel elles ne satisfaisaient plus depuis longtemps. Si le hasard eût voulu que cinq ou six aventures de ce genre se produisissent, cela eût suffi pour accréditer un miracle de cette nature. On reconnut depuis que celui qui obtenait ce résultat, y mettait tant de simplicité et si peu d’artifice, qu’on ne jugea pas qu’il y eût lieu de le poursuivre judiciairement. C’est à cela qu’on arriverait dans la plupart des cas semblables, si on les examinait à fond. « Nous admirons les choses qui trompent par leur éloignement (Sénèque) » ; notre vue nous fait ainsi souvent apercevoir au loin des images qui nous semblent étranges et qui se réduisent à rien, quand on en approche : « Jamais la renommée ne s’en tient à la vérité (Quinte-Curce). »

La plupart d’entre eux reposent sur des riens et on se perd à leur chercher des causes sérieuses ; le seul miracle que Montaigne ait constaté, c’est lui-même. — C’est merveilleux comme certaines légendes des plus répandues tiennent à des causes frivoles et ont des origines insignifiantes. C’est même là ce qui empêche les informations d’aboutir : tandis qu’on s’évertue à rechercher des causes et des fins sérieuses et importantes comme il convient pour des choses de si grand renom, on perd trace des vraies qui nous échappent pas leur petitesse ; pour aboutir dans ces investigations, il est certain qu’il faut un inquisiteur bien prudent, attentif et subtil, qui n’ait ni parti pris, ni préoccupation. — Jusqu’à présent, miracles et événements étranges se cachent de moi et, en fait de monstres et de miracles bien caractérisés, je n’ai vu que moi-même. Avec l’usage et le temps, on se familiarise avec tout ce qui est étrange ; malgré cela, plus je me tâte et me connais, plus ma difformité m’étonne et moins je me comprends.

Histoire d’un miracle bien près d’être accrédité, qui ne reposait que sur de simples plaisanteries. — C’est surtout le hasard qui produit et fait accepter de tels accidents. — Passant avant-hier dans un village, à deux lieues de ma maison, je trouvai la place encore toute chaude d’un miracle qui venait d’avorter ; depuis plusieurs mois il amusait le voisinage, et, des provinces voisines, qui commençaient à s’en émouvoir, accouraient par grosses