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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/697

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sommes de grands fous. Nous disons : « Il a passé sa vie dans l’oisiveté ; — Je n’ai rien fait aujourd’hui. » Eh quoi ! n’avez-vous pas vécu ? C’est là non seulement votre occupation essentielle, mais celle qui fait de vous quelqu’un. « Si on m’eût mis à même, dites-vous encore, de conduire de grandes affaires, j’aurais montré ce dont j’étais capable. » Avez-vous su méditer et diriger votre vie ? Vous avez, dans ce cas, accompli la plus grande des besognes qui nous incombent. Pour se manifester et fructifier, la nature n’a que faire de la fortune ; son action s’exerce à tous les degrés sociaux sans se révéler, comme aussi à découvert. Si vous avez su régler vos mœurs, vous avez fait bien plus que celui qui a composé des livres ; en sachant prendre du repos, vous avez plus fait que celui qui a conquis des villes et des empires.

Le plus grand, le plus glorieux chef-d’œuvre de l’homme, c’est de vivre à propos, autrement dit de faire chaque chose en son temps ; tout le reste- : régner, thésauriser, bâtir, ne sont au plus qu’accessoires et menus détails. Je prends plaisir à voir un général d’armée, au pied d’une brèche à laquelle il va donner l’assaut, se dégager complètement de ses préoccupations et recouvrer sa liberté au dîner, pour deviser avec ses amis ; à voir Brutus, ayant le ciel et la terre qui conspirent contre lui et la liberté romaine, dérober à la surveillance continue qu’il exerce sur ses troupes quelques heures de nuit pour, en toute tranquillité d’esprit, lire Polybe et y prendre des notes. C’est le fait des âmes sans envergure, écrasées par le poids des affaires, de ne pouvoir s’en affranchir et ne savoir ni les laisser ni les reprendre : « Braves compagnons qui avez souvent partagé avec moi les plus rudes épreuves, noyons aujourd’hui nos soucis dans le vin ; demain, nous nous remettrons à parcourir les vastes mers (Horace). »

Que ce soit par plaisanterie, ou autrement, que l’on parle du vin théologal et scolastique passé en proverbe, et des agapes des adeptes de la Sorbonne, je trouve qu’ils ont bien raison de dîner d’autant plus confortablement et agréablement, qu’ils ont employé utilement et sérieusement la matinée aux exercices de leur école ; la conscience d’avoir bien dépensé le reste de leur temps est un juste et savoureux condiment de celui qu’ils passent à table. C’est ainsi que vivaient les sages ; et cette inimitable et continue propension à la vertu qui nous frappe d’étonnement chez les deux Caton, cette humeur sévère jusqu’à être importune, se sont sans difficulté soumises aux lois qui régissent la nature humaine, à celles de Vénus et de Bacchus comme aux autres, et ils se sont complu à les observer, obéissant en cela aux préceptes de la secte à laquelle ils appartenaient, qui voulaient que pour être parfait le sage soit expert et entendu dans l’usage des voluptés qui sont dans l’ordre naturel des choses,[1] comme en tout autre devoir de la vie : « Qu’il ait le palais délicat autant que le jugement (Cicéron). »

Les délassements siéent aux âmes fortes comme aux autres, ainsi que le montre l’exemple d’Epaminondas, de Sci-

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