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ESSAIS DE MONTAIGNE

traint assez ineptement d’en tirer quelque matière de propos universel, sur quoi j’examine son jugement naturel ; leçon qui leur est autant inconnue comme à moi la leur.

Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Senèque, où je puise comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J’en attache quelque chose à ce papier ; à moi, si peu que rien. L’histoire, c’est mon gibier en matière de livre, ou la poésie, que j’aime d’une particulière inclination : car, comme disait Cléanthe, tout ainsi que la voix, contrainte dans l’étroit canal d’une trompette, sort plus aiguë et plus forte ; ainsi me semble-t—il que la sentence, pressée aux pieds nombreux de la poésie, et s’élance bien plus brusquement, et me fiert[1] d’une plus vive secousse. Quant aux facultés naturelles qui sont en moi, de quoi c’est ici l’essai, je les sens fléchir sous la charge : mes conceptions et mon jugement ne marchent qu’à tâtons, chancelant, bronchant et choppant ; et quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis-je aucunement satisfait ; je vois encore du pays au-delà, mais d’une vue trouble et en nuage, que je ne puis démêler.

En entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à ma fantaisie, et n’y employant que mes propres et naturels moyens, s’il m’advient, comme il fait souvent, de rencontrer de bonne fortune dans les bons auteurs ces mêmes lieux que j’ai entrepris de traiter, comme je viens de faire chez, Plutarque tout présentement son discours de la force de l’imagination, à me reconnaître, au prix de ces gens-là, si faible et si chétif, si pesant

  1. Me frappe.