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CHAPITRE XV.

et si endormi, je me fais pitié on dédain à moi-même : si me gratifie-je de ceci, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs, et que je vois au moins de loin après, disant que voire[1] aussi, que j’ai cela, que chacun n’a pas, de connaître l’extrême différence d’entre eux et moi ; et laisse, ce néanmoins, courir mes inventions ainsi faibles et basses comme je les ai produites, sans en replâtrer et recoudre les défauts que cette comparaison m’y a découvert.

Il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front avec ces gens-là. Les écrivains indiscrets de notre siècle, qui, parmi leurs ouvrages de néant, vont semant des lieux entiers des anciens auteurs pour se faire honneur, font le contraire : car cette infinie dissemblance de lustres rend un visage si pâle, si terni et si laid à ce qui est leur, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent.

C’étaient deux contraires fantaisies : le philosophe Chrysippe mêlait à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d’autres auteurs, et en un la Médée d’Euripides ; et disait Apollodore que, qui en retrancherait ce qu’il y avait d’étranger, son papier demeurerait en blanc : Épicure, au rebours, en trois cents volumes qu’il laissa, n’avait pas mis une seule allégation.

Il m’advint, l’autre jour, de tomber sur un tel passage : j’avais traîné languissant après des paroles françaises si exsangues, si décharnées et si vides de matière et de sens, que ce n’était voirement que paroles françaises ; au bout d’un long et ennuyeux chemin, je vins à rencontrer

  1. Vraiment.