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ESSAIS DE MONTAIGNE

Mais qui se présente comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté ; qui lit en son visage une si générale et constante variété ; qui se remarque là-dedans, et non soi, mais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très-délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur.

Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c’est le miroir où il nous faut regarder, pour nous connaître de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon écolier. Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse ; qui n’est pas un léger apprentissage. Tant de remuements d’état et changements de fortune publique nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nôtre. Tant de noms, tant de victoires et conquêtes ensevelies sous l’oubliance rendent ridicule l’espérance d’éterniser notre nom par la prise de dix argoulets et d’un pouiller[1], qui n’est connu que de sa chute ; l’orgueil et la fierté de tant de pompes étrangères, la majesté si enflée de tant de cours et de grandeurs nous fermit et assure la vue à soutenir l’éclat des nôtres, sans ciller les yeux ; ainsi du reste.

Notre vie, disait Pythagore, retire[2] à la grande et po-

  1. De dix chétifs soldats et d’un poulailler. Les argoulets étaient des arquebusiers à cheval ; et comme ils n’étaient pas considérables en comparaison des autres cavaliers, on a dit un argoulet pour un homme de néant.
  2. Retirer à, ressembler.