Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/135

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
129
CHAPITRE XV.

moniens, de la briéveté, et ceux de Crète, de la fécondité des conceptions plus que du langage. Ceux-ci sont les meilleurs. Zenon disait qu’il avait deux sortes de disciples : les uns curieux d’apprendre les choses, qui étaient ses mignons[1] ; les autres qui n’avaient soin que du langage. Ce n’est pas à dire que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire, mais non pas si bonne qu’on la fait, et suis dépit de quoi notre vie s’embesogne toute à cela. Je voudrais premièrement bien savoir ma langue, et celle de mes voisins où j’ai plus ordinaire commerce.

C’est un bel et grand agencement sans doute que le grec et le latin ; mais on l’achète trop cher. Je dirai ici une façon d’en avoir meilleur marché que de coutume, qui a été essayée en moi-même ; s’en servira qui voudra.

Feu mon père, ayant fait toutes les recherches qu’un homme peut faire, parmi les gens savants et d’entendement, d’une forme d’institution exquise, fut avisé de cet inconvénient qui était en usage ; et lui disait-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coûtaient rien est la seule cause pourquoi nous ne pouvions arriver à la grandeur d’âme et de connaissance des anciens Grecs et Romains. Je ne crois pas que c’en soit la seule cause. Tant il y a que l’expédient que mon père y trouva, ce fut qu’en nourrice, et avant le premier dénouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de notre langue, et très-bien versé en la latine. Celui-ci, qu’il avait fait venir

  1. Ses favoris.