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ESSAIS DE MONTAIGNE

exprès, et qui était bien chèrement gagé, m’avait continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec lui deux autres, moindres en savoir, pour me suivre, et soulager le premier ; ceux-ci ne m’entretenaient d’autre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c’était une règle inviolable que ni lui-même, ni ma mère, ni valet, ni chambrière, ne parlaient en ma compagnie qu’autant de mots de latin que chacun avait appris pour jargonner avec moi. C’est merveille du fruit que chacun y fit : mon père et ma mère y apprirent assez de latin pour l’entendre, et en acquirent à suffisance pour s’en servir à la nécessité, comme firent aussi les autres domestiques qui étaient plus attachés à mon service. Somme, nous nous latinisâmes tant, qu’il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encore et ont pris pied par l’usage plusieurs appellations latines d’artisans et d’outils. Quant à moi, j’avais plus de six ans avant que j’entendisse non plus de français ou de périgourdin que d’arabesque ; et sans art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes, j’avais appris du latin tout aussi pur que mon maître d’école le savait ; car je ne le pouvais avoir mêlé ni altéré. Si par essai on me voulait donner un thème à la mode des colléges, on le donne aux autres en français, mais à moi il me le fallait donner en mauvais latin pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchy, qui a écrit de Comitiis Romanorum, Guillaume Guérente, qui a commenté Aristote, George Buchanan, ce grand poète écossais, Marc Antoine Muret, que la France et l’Italie reconnaissent pour le meilleur orateur du temps, mes précepteurs domestiques, m’ont dit souvent que j’avais ce langage en mon enfance si prêt et si à main qu’ils crai-