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ESSAIS DE MONTAIGNE

dusse devenir mauvais, mais inutile ; on y prévoyait de la fainéantise, non pas de la malice. Je sens qu’il en est advenu de même, les plaintes qui me cornent aux oreilles sont telles : il est oisif, froid aux offices d’amitié et de parenté et aux offices publics, trop particulier, trop dédaigneux. Les plus injurieux même ne disent pas, pourquoi a-t-il pris ? pourquoi n’a-t-il payé ? mais, pourquoi ne quitte-t-il ? pourquoi ne donne-t-il ? Je recevrais à faveur qu’on ne désirât en moi que tels effets de subrogation ; mais ils sont injustes d’exiger ce que je ne dois pas, plus rigoureusement beaucoup qu’ils n’exigent d’eux ce qu’ils doivent. En m’y condamnant, ils effacent la gratification de l’action et la gratitude qui m’en serait due ; là où le bien faire actif devrait plus peser de ma main, en considération de ce que je n’en ai de passif nul qui soit. Je puis d’autant plus librement disposer de ma fortune qu’elle est plus mienne, et de moi que je suis plus mien. Toutefois, si j’étais grand enlumineur de mes actions, à l’aventure rembarrerais-je bien ces reproches, et à quelques-uns apprendrais qu’ils ne sont pas si offensés que je ne fasse pas assez, que de quoi je puisse faire assez plus que je ne fais.

Mon âme ne laissait pourtant en même temps d’avoir à part soi dei remuements fermes et des jugements sûrs et ouverts autour des objets qu’elle connaissait, et les digérait seule sans aucune communication ; et entre autres choses, je crois à la vérité qu’elle eût été du tout incapable de se rendre à la force et violence. Mettrai-je en compte cette faculté de mon enfance ? une assurance de visage et souplesse de voix et de geste à m’appliquer aux rôles que j’entreprenais, car avant l’âge, j’ai soutenu