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CHAPITRE XVIII.

commodément à part. Or, puisque nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que notre contentement dépende de nous ; déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autrui ; gagnons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à notre aise.

Stilpon étant échappé de l’embrasement de sa ville, où il avait perdu femme, enfants et chevance, Demetrius Poliorcètes, le voyant en une si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, lui demanda s’il n’avait pas eu du dommage ; il répondit « que non, et qu’il n’y avait, Dieu merci ! rien perdu du sien. » C’est ce que le philosophe Antisthènes disait plaisamment : « Que l’homme se devait pourvoir de munitions qui flottassent sur l’eau, et pussent à nage échapper avec lui du naufrage. » Certes, l’homme d’entendement n’a rien perdu, s’il a soi-même. Quand la ville de Noie fut ruinée par les Barbares, Paulinus, qui en était évêque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, priait ainsi Dieu : « Seigneur, gardez-moi de sentir cette perte ; car vous savez qu’ils n’ont encore rien touché de ce qui est à moi. » Les richesses qui le faisaient riche et les biens qui le faisaient bon étaient encore en leur entier. Voilà ce que c’est que de bien choisir les trésors qui se puissent affranchir de l’injure, et de les cacher en lieu où personne n’aille, et lequel ne puisse être trahi que par nous-mêmes.

Il faut avoir femmes, enfants, biens, et surtout de la santé, qui peut ; mais non pas s’y attacher en manière que notre heur en dépende : il se faut réserver une arrière-boutique, toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté et principale retraite