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ESSAIS DE MONTAIGNE

et pour être les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous être défaits de la cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie : l’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point, pour changer de contrée ; elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et dans les écoles de philosophie ; ni les déserts, ni les rochers creusés, ni la haire, ni les jeûnes ne nous en démêlent.

On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était aucunement amendé en son voyage : — Je le crois bien, dit-il ; il s’était emporté avec soi.

Si on ne se décharge premièrement et son âme du faix qui la presse, le remuement la "fera fouler davantage : comme en un navire les charges empêchent moins quand elles sont rassises. Vous faites plus de mal que de bien au malade de lui faire changer de place : vous ensachez le mal en le remuant ; comme les pals s’enfoncent plus avant et s’affermissent en les branlant et secouant. Par quoi, ce n’est pas assez de s’être écarté du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place : il se faut écarter des conditions populaires qui sont en nous ; il se faut séquestrer et ravoir de soi.

Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n’est pas une entière liberté ; nous tournons encore la vue vers ce que nous avons laissé ; nous en avons la fantaisie pleine ; notre mal nous tient en l’âme : or, elle ne se peut échapper à elle-même ; ainsi il la faut ramener et retirer en soi : c’est la vraie solitude, et qui se peut jouir au milieu des villes et des cours des rois ; mais elle se jouit plus