Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/168

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
162
ESSAIS DE MONTAIGNE

tieux. Les sages nous apprennent assez à nous garder de la trahison de nos appétits, et à discerner les vrais plaisirs mêlés et bigarrés de plus de peine ; car la plupart des plaisirs, disent-ils, embrassent pour nous étrangler, comme faisaient les larrons que les Égyptiens appelaient Philistas : et si la douleur de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache sa suite.

Les livres sont plaisants ; mais si de leur fréquentation nous en perdons enfin la gaîté et la santé, nos meilleures pièces, quittons-les : je suis de ceux qui pensent leur fruit ne pouvoir contrepeser cette perte. Comme les hommes, qui se sentent de longtemps affaiblis par quelque indisposition, se rangent à la On à la merci de la médecine, et se font désigner par art certaines règles de vivre, pour ne les plus outrepasser, aussi celui qui se retire, ennuyé et dégoûté de la vie commune, doit former celle-ci aux règles de la raison, l’ordonner et ranger par préméditation et discours. Il doit avoir pris congé de toute espèce de travail, quelque visage qu’il porte, et fuir, en général, les passions qui empêchent la tranquillité du corps et de l’âme, et choisir la route qui est plus selon son humeur.

Au ménage, à l’étude, à la chasse et tout autre exercice, il faut donner jusqu’aux dernières limites du plaisir, et garder de s’engager plus avant où la peine commence à se mêler parmi. Il faut réserver embesognement et occupation autant seulement qu’il en est besoin pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommodités que tire après soi l’autre extrémité d’une