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Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/169

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CHAPITRE XVIII.

lâche oisiveté assoupie. Il y a des sciences stériles et épineuses, et la plupart forgées pour la presse[1] : il les faut laisser à ceux qui sont au service du monde. Je n’aime pour moi que des livres ou plaisants et faciles qui me chatouillent, ou ceux qui me consolent et conseillent à régler ma vie et ma mort.

Les gens plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l’âme forte et vigoureuse : moi qui l’ai commune, il faut que j’aide à me soutenir par les commodités corporelles ; et l’âge m’ayant tantôt dérobé celles qui étaient plus à ma fantaisie, j’instruis et aiguise mon appétit à celles qui restent plus sortables à cette autre saison. Il faut retenir, avec nos dents et nos griffes, l’usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings les uns après les autres. Or, quant à la fin que Pline et Cicéron nous proposent de la gloire, c’est bien loin de mon compte. La plus contraire humeur à la retraite, c’est l’ambition : la gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en même gîte. À ce que je vois, ceux-ci n’ont que les bras et les jambes hors de la presse ; leur âme, leur intention y demeure engagée plus que jamais. Ils se sont seulement reculés pour mieux sauter, et pour, d’un plus fort mouvement, faire une plus vive fausée dans la troupe[2]. Vous plaît-il voir comme ils tirent court d’un grain ? mettons au contrepoids l’avis de deux philosophes[3], et de deux sectes très-différentes, écrivant l’un à Idoméus, l’autre à Lucilius, leurs amis, pour

  1. Pour le monde, pour la vie publique.
  2. C’est-à-dire, se jeter plus avant dans la foule. Fausée est un vieux mot qui signifie choc, charge, incursion, irruption.
  3. Epicure et Sénèque.