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ESSAIS DE MONTAIGNE

on nous emporte ; comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avec violence, selon que l’eau est ireusc ou bonasse. Chaque jour, nouvelle fantaisie ; et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps. Nous flottons entre divers avis ; nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment. À qui aurait prescrit et établi certaines lois et certaine police en sa tête, nous verrions tout partout en sa vie reluire une égalité de mœurs, un ordre et une relation infaillible des unes choses aux autres (Empédocle remarquait cette difformité aux Agrigentins, qu’ils s’abandonnaient aux délices comme s’ils avaient le lendemain à mourir, et bâtissaient comme si jamais ils ne devaient mourir) ; le discours en serait bien aisé à faire ; comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche[1], a tout touché ; c’est une harmonie de sons très-accordants, qui ne se peut démentir. À nous, au rebours, autant d’actions, autant faut-il de jugements particuliers. Le plus sur, à mon opinion, serait de les rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus longue recherche et sans en conclure autre conséquence.

Antigonus, ayant pris en affection un de ses soldats pour sa vertu et vaillance, commanda à ses médecins de le panser d’une maladie longue et intérieure qui l’avait tourmenté longtemps ; et s’apercevant, après sa guérison, qu’il allait beaucoup plus froidement aux affaires, lui demanda qui l’avait ainsi changé et encouardi. — Vous-même, sire, lui répondit-il, m’ayant déchargé des maux

  1. C’est-à-dire, celui qui a posé le doigt sur une des touches du clavier les a fait résonner toutes. On donnait autrefois le nom de marches aux touches du clavier des orgues.