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ESSAIS DE MONTAIGNE

Non-seulement le vent des accidents me remue selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moi-même par l’instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement ne se trouve guère deux fois en même état. Je donne à mon âme tantôt un visage, tantôt un autre, selon le côté où je la couche. Si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement ; toutes les contrariétés s’y trouvent, selon quelque tour et en quelque façon ; honteux, insolent, bavard, taciturne, laborieux, délicat, ingénieux, hébété, chagrin, débonnaire, menteur, véritable, savant, ignorant, et libéral, et avare, et prodigue ; tout cela je le vois en moi aucunement, selon que je me vire ; et quiconque s’étudie bien attentivement trouve en soi, voire et en son jugement même, cette volubilité et discordance. Je n’ai rien à dire de moi entièrement, simplement et solidement, sans confusion et sans mélange, ni en un mot : distinguo, est le plus universel membre de ma logique.

Encore que je sois toujours d’avis de dire du bien le bien, et d’interprêter plutôt en bonne part les choses qui le peuvent être, si est-ce que l’étrangeté de notre condition porte que nous soyons souvent, par le vice même, poussés à bien faire, si le bien faire se jugeait par la seule intention : par quoi un fait courageux ne doit pas conclure un homme vaillant ; celui qui le serait bien à point, il le serait toujours et à toutes occasions. Si c’était une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendrait un homme pareillement résolu à tous accidents ; tel seul qu’en compagnie ; tel en champ clos qu’en une bataille ; car, quoi qu’on dise, il n’y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp ; aussi courageusement porterait-il une