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CHAPITRE XXII.

maladie en son lit qu’une blessure au camp ; et ne craindrait non plus la mort en sa maison qu’en un assaut ; nous ne verrions pas un même homme donner dans la brèche d’une brave assurance, et se tourmenter après, comme une femme, de la perte d’un procès ou d’un fils ; quand, étant lâche à l’infamie, il est ferme à la pauvreté ; quand, étant mou contre les rasoirs et les barbiers, il se trouve raide contre les épées des adversaires : l’action est louable, non pas l’homme. Plusieurs Grecs, dit Cicéron, ne peuvent voir les ennemis, et se trouvent constants aux maladies ; les Cimbres et les Celtibériens, tout au rebours.

Il n’est point de vaillance plus extrême en son espèce que celle d’Alexandre ; mais elle n’est qu’en espèce, ni assez pleine par tout et universelle. Toute incomparable qu’elle est, si a-t-elle encore ses taches : qui fait que nous le voyons se troubler si éperduement aux plus légers soupçons qu’il prend des machinations des siens contre sa vie, et se porter en cette recherche d’une si véhémente et indiscrète injustice, et d’une crainte qui subvertit sa raison naturelle. La superstition aussi, de quoi il était si fort atteint, porte quelque image de pusillanimité ; et l’excès de la pénitence qu’il fit du meurtre de Clitus est aussi témoignage de l’inégalité de son courage. Notre fait, ce ne sont que pièces rapportées, et voulons acquérir un honneur à fausses enseignes. La vertu ne veut être suivie que pour elle-même ; et si on emprunte parfois son masque pour autre occasion, elle nous l’arrache aussitôt du visage. C’est une vive et forte teinture, quand l’âme en est une fois abreuvée, et qui ne s’en va qu’elle n’emporte la pièce. Voilà pourquoi, pour