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ESSAIS DE MONTAIGNE

essayer qu’une fois ; nous y sommes tous apprentis quand nous y venons.

Il s’est trouvé anciennement des hommes, si excellents ménagers du temps, qu’ils ont essayé, en la mort même, de la goûter et savourer, et ont bandé leur esprit pour voir ce que c’était que ce passage ; toutefois ils ne sont pas revenus nous en dire des nouvelles. Canius Julius, noble Romain, de vertu et fermeté singulière, ayant été condamné à la mort par ce maraud de Caligula, outre plusieurs merveilleuses preuves qu’il donna de sa résolution, comme il était sur le point de souffrir la main du bourreau, un philosophe, son ami, lui demanda : « Eh bien ! Canius ! en quelle démarche est à cette heure votre âme ? que fait-elle ? en quels pensements êtes-vous ? — Je pensais, lui répondit-il, à me tenir prêt et bandé de toute ma force, pour voir si, en cet instant de la mort, si court et si bref, je pourrai apercevoir quelque délogement de l’âme, et si elle aura quelque ressentiment de son issue ; pour, si j’en apprends quelque chose, en revenir donner après, si je puis, avertissement à mes amis. »

Celui-ci philosophe, non seulement jusqu’à la mort, mais en la mort même. Quelle assurance était-ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort lui servît de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en une si grande affaire !

Il me semble toutefois qu’il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle, et de l’essayer aucunement. Nous en pouvons avoir expérience, sinon entière et parfaite, au moins telle qu’elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiés et assurés ; si nous ne la pouvons joindre,