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CHAPITRE XXV.

nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnaître ; et si nous ne donnons jusques à son fort, au moins verrons-nous et en pratiquerons les avenues. Ce n’est pas sans raison qu’on nous fait regarder à notre sommeil même, pour la ressemblance qu’il a de la mort : combien facilement nous passons du veiller au dormir ! avec combien peu d’intérêt nous perdons la connaissance de la lumière et de nous ! A l’aventure pourrait sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n’était que par ce moyen nature nous instruit, qu’elle nous a pareillement faits pour mourir que pour vivre ; et, dès la vie, nous présente l’état qu’elle nous garde après icelle, pour nous y accoutumer et nous en ôter la crainte. Mais ceux qui sont tombés par quelque violent accident en défaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentiments, ceux-là, à mon avis, ont été bien près de voir son vrai et naturel visage ; car, quant à l’instant et au point du passage, il n’est pas à craindre qu’il porte avec soi aucun travail ou déplaisir, d’autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment sans loisir ; nos souffrances ont besoin de temps, qui est si court et si précipité en la mort, qu’il faut nécessairement qu’elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre, et celles-là peuvent tomber en expérience.

Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination que par effet : j’ai passé une bonne partie de mon âge en une parfaite et entière santé ; je dis non-seulement entière, mais encore alègre et bouillante. Cet état, plein de verdeur et de fête, me faisait trouver si horrible la considération des maladies, que, quand je suis