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CHAPITRE XXV.

de son usage, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche désespérée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons, vint à le poussera toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroyer de sa raideur et de sa pesanteur, nous envoyant l’un et l’autre les pieds contremont, si que voilà le cheval abattu et couché tout étourdi ; moi, dix ou douze pas au-delà, étendu à la renverse, le visage tout meurtri et tout écorché, mon épée, que j’avais à la main, à plus de dix pas au-delà, ma ceinture en pièces, n’ayant ni mouvement ni sentiment non plus qu’une souche. C’est le seul évanouissement que j’aie senti jusques à cette heure. Ceux qui étaient avec moi, après avoir essayé, par tous les moyens qu’ils purent, de me faire revenir, me tenant pour mort, me prirent entre leurs bras et m’emportaient avec beaucoup de difficulté en ma maison, qui était loin de là environ une demi-lieue française. Sur le chemin, et après avoir été plus de deux grosses heures tenu pour trépassé, je commençai à me mouvoir et respirer ; car il était tombé si grande abondance de sang dans mon estomac, que, pour l’en décharger, nature eut besoin de ressusciter ses forces. On nie dressa sur mes pieds, où je rendis un plein seau de bouillons de sang pur ; et plusieurs fois, par le chemin, il m’en fallut faire de même. Par là, je commençai à reprendre un peu de vie ; mais ce fut par les menus, et par un si long trait de temps, que mes premiers sentiments étaient beaucoup plus approchant de la mort que de la vie.