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ESSAIS DE MONTAIGNE

venu à les expérimenter, j’ai trouvé leurs pointures molles et lâches au prix de ma crainte. Voici que j’éprouve tous les jours : suis-je à couvert chaudement, dans une bonne salle, pendant qu’il se passe une nuit orageuse et tempétueuse, je m’étonne et m’afflige pour ceux qui sont lors en la campagne ; y suis-je moi-même, je ne désire pas seulement d’être ailleurs. Cela seul, d’être toujours enfermé dans une chambre, me semblait insupportable : je fus incontinent dressé à y être une semaine et un mois, plein d’émotion, d’altération et de faiblesse ; et ai trouvé que, lors de ma santé, je plaignais les malades beaucoup plus que je ne me trouve à plaindre moi-même, quand j’en suis ; et que la force de mon appréhension enchérissait près de moitié l’essence et vérité de la chose. J’espère qu’il m’en adviendra de même de la mort, et qu’elle ne vaut pas la peine que je prends à tant d’apprêt que je dresse et tant de secours que j’appelle et assemble pour en soutenir l’effort. Mais, à toutes aventures, nous ne pouvons nous donner trop d’avantage.

Pendant nos troisièmes troubles, ou deuxièmes (il ne me souvient pas bien de cela), m’étant allé un jour promener à une lieue de chez moi, qui suis assis dans le moïau[1] de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant être en toute sûreté, et si voisin de ma retraite que je n’avais point besoin de meilleur équipage, j’avais pris un cheval bien aisé, mais non guères ferme. À mon retour, une occasion soudaine s’étant présentée de m’aider de ce cheval à un service qui n’était pas bien

  1. Le milieu.