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Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/215

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CHAPITRE XXV.

non-seulement je répondais quelque mot à ce qu’on me demandait, mais encore ils disent que je m’avisai de commander qu’on donnât un cheval à ma femme, que je voyais s’empêtrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et malaisé. Il semble que cette considération dût partir d’une âme éveillée ; si est-ce que je n’y étais aucunement : c’étaient des pensements vains, en nue[1], qui étaient émus par les sens des yeux et des oreilles ; ils ne venaient pas de chez moi. Je ne savais pourtant ni d’où je venais ni où j’allais, ni ne pouvais peser et considérer ce qu’on me demandait : ce sont de légers effets que les sens produisaient d’eux-mêmes, comme d’un usage[2] ; ce que l’âme y prêtait, c’était en songe, touchée bien légèrement, et comme léchée seulement et arrosée par la molle impression des sens. Cependant, mon assiette était à la vérité très-douce et paisible : je n’avais affliction ni pour autrui ni pour moi ; c’était une langueur et une extrême faiblesse sans aucune douleur. Je vis ma maison sans la reconnaître. Quand on m’eût couché, je sentis une infinie douceur à ce repos ; car j’avais été vilainement tirassé par ces pauvres gens, qui avaient pris la peine de me porter sur leurs bras par un long et très mauvais chemin, et s’y étaient lassés deux ou trois fois les uns après les autres. On me présenta force remèdes, de quoi je n’en reçus aucun, tenant pour certain que j’étais blessé à mort par la tête. C’eût été, sans mentir, une mort bienheureuse ; car la faiblesse de mon discours me gardait d’en rien juger, et celle du corps d’en rien sentir : je me laissais couler si doucement et d’une façon

  1. En l’air.
  2. Comme par habitude.