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ESSAIS DE MONTAIGNE

si molle et si aisée, que je ne sens guères autre action moins pesante que celle-là était. Quand je vins à revivre et à reprendre mes forces, qui fut deux ou trois heures après, je me sentis tout d’un train rengager aux douleurs, ayant les membres tout moulus et froissés de ma chute, et en fus si mal deux ou trois nuits après, que j’en cuidai remourir encore un coup, mais d’une mort plus vive, et me sens encore de la secousse de cette froissure. Je ne veux pas oublier ceci, que la dernière chose en quoi je me pus remettre, ce fut la souvenance de cet accident, et me fis redire plusieurs fois où j’allais, d’où je venais, à quelle heure cela m’était advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma chute, on me la cachait en faveur de celui qui en avait été cause, et m’en forgeait-on d’autres. Mais longtemps après, et le lendemain, quand ma mémoire vint à s’entr’ouvrir et me représenter l’état où je m’étais trouvé, en l’instant que j’avais aperçu ce cheval fondant sur moi (car je l’avais vu à mes talons, et me tins pour mort ; mais ce pensement avait été si soudain, que la peur n’eut pas loisir de s’y engendrer), il me sembla que c’était un éclair qui me frappait l’âme de secousse, et que je revenais de l’autre monde.

Ce conte d’un événement si léger est assez vain, n’était l’instruction que j’en ai tirée pour moi ; car, à la vérité, pour s’apprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. Or, comme dit Pline, chacun est à soi-même une très-bonne discipline, pourvu qu’il ait la suffisance de s’épier de près. Ce n’est pas ici ma doctrine, c’est mon étude ; et n’est pas la leçon d’autrui, c’est la mienne ; et ne me doit-on pourtant savoir mau-