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CHAPITRE XXVIII.

mange bien la viande toute crue : et au lieu de m’aiguiser l’appétit par ces préparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit. La licence du temps m’excusera-t-elle de cette sacrilége audace, d’estimer aussi traînants les dialogismes de Platon même, étouffants par trop sa matière ; et de plaindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et préparatoires un homme qui avait tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m’excusera mieux, sur ce que je ne vois rien en la beauté de son langage. Je demande en général les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent.

Je vois aussi volontiers les épîtres ad Atticum, non-seulement parce qu’elles contiennent une très-ample instruction de l’histoire et affaires de son temps, mais beaucoup plus pour y découvrir ses humeurs privées : car j’ai une singulière curiosité, comme j’ai dit ailleurs, de connaître l’âme et les naïfs jugements de mes auteurs. Il faut bien juger leur suffisance, mais non pas leurs mœurs ni eux, par cette montre de leurs écrits qu’ils étalent au théâtre du monde. J’ai mille fois regretté que nous ayons perdu le livre que Brutus avait écrit, De la vertu : car il fait beau apprendre la théorie de ceux qui savent bien la pratique. Mais d’autant que c’est autre chose le prêche que le prêcheur, j’aime bien autant voir Brutus chez Plutarque que chez lui-même : je choisirais plutôt de savoir au vrai les devis qu’il tenait en sa tente à quelqu’un de ses privés amis, la veille d’une bataille, que les propos qu’il tint le lendemain à son armée ; et ce qu’il faisait en son cabinet et en sa chambre que ce qu’il faisait emmi la place et au sénat.

Quant à Cicéron, je suis du jugement commun, que,