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CHAPITRE XXVIII.

fois de reprendre en main des livres comme récents et à moi inconnus, que j’avais lus soigneusement quelques années auparavant et barbouillés de mes notes, j’ai pris en coutume, depuis quelque temps, d’ajouter au bout de chaque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu’une fois) le temps auquel j’ai achevé de le lire, et le jugement que j’en ai retiré en gros, afin que cela me représente au moins l’air et idée générale que j’avais conçue de l’auteur en le lisant. Je veux ici transcrire aucunes de ces annotations.

Voici ce que je mis, il y a environ dix ans, en mon Guicciardin (car, quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne) : « Il est historiographe diligent, et duquel, à mon avis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la vérité des affaires de son temps : aussi, en la plupart, en a-t-il été acteur lui-même, et en rang honorable. Il n’y a aucune apparence que par haine, faveur ou vanité, il ait déguisé les choses ; de quoi font foi les libres jugements qu’il donne des grands et notamment de ceux par lesquels il avait été avancé et employé aux charges. Quant à la partie de quoi il semble se vouloir prévaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits ; mais il s’y est trop plu ; car, pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un sujet si plein et ample, et à peu près infini, il en devient lâche, et sentant un peu le caquet scolastique. J’ai aussi remarqué ceci, que de tant d’âmes et effets qu’il juge, de tant de mouvements et conseils, il n’en rapporte jamais un seul à la vertu, religion et conscience, comme si ces parties-là étaient du tout éteintes au monde ; et de toutes les actions, pour