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CHAPITRE I.

Dionysius le vieux, après des longueurs et des difficultés extrêmes, ayant pris la ville de Regge, et en icelle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinément défendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dit premièrement comme le jour avant il avait fait noyer son fils et tous ceux de sa parenté ; à quoi Phyton répondit seulement : « Qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que lui. » Après, il le fit dépouiller et saisir à des bourreaux, et le traîner par la ville en le fouettant très-ignominieusement et cruellement, et en outre le chargeant de felonnes paroles et contumélieuses. Mais il eut le courage toujours constant, sans se perdre, et, d’un visage ferme, allait au contraire ramentevant[1] à haute voix l’honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son pays entre les mains d’un tyran, le menaçant d’une nouvelle punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armée, que, au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mépris de leur chef et de son triomphe, elle allait s’amollissant par l’étonnement d’une si rare vertu et marchandait de se mutiner et même d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergents, fit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer.

Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme ; il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. Voilà Pompéius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort animé, en considération de la vertu et magnanimité du

  1. Rappelant.