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CHAPITRE II.

plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrières de la patience. Il s’en pourrait, dis-je, autant juger de notre histoire, n’était qu’elle ajoute que, Cambyse, s’enquérant à Psammenitus pourquoi, ne s’étant ému au malheur de son fils et de sa fille, il portait si impatiemment celui d’un de ses amis : — C’est, répondit-il, que ce seul dernier déplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassant de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer.

À l’aventure reviendrait à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel ayant à représenter au sacrifice d’Iphigénie le deuil des assistants, selon les degrés de l’intérêt que chacun apportait à la mort de cette belle fille innocente, ayant épuisé les derniers efforts de son art, quand ce vint au père de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait rapporter ce degré de deuil. Voilà pourquoi les poètes feignent cette misérable mère Niobé, ayant perdu premièrement sept fils et puis de suite autant de filles, surchargée de pertes, avoir été enfin transmuée en rocher, pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lorsque les accidents nous accablent surpassant notre portée. De vrai, l’effort d’un déplaisir, pour être extrême, doit étonner toute l’âme et lui empêcher la liberté de ses actions ; comme il nous advient, à la chaude alarme d’une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis et comme perclus de tous mouvements, de façon que l’âme, se relâchant après aux larmes et aux plaintes, semble se déprendre, se démêler et se mettre plus au large et à son aise.

En la guerre que le roi Ferdinand mena contre la