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Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/32

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ESSAIS DE MONTAIGNE.

veuve du roi Jean de Hongrie, autour de Bude, un gendarme fut particulièrement remarqué de chacun, pour avoir excessivement bien fait de sa personne en certaine mêlée, et cet homme, étant demeuré inconnu, fut hautement loué et plaint, mais de nul tant que de Raisciac, seigneur allemand, épris d’une si rare vertu. Le corps étant rapporté, celui-ci, d’une commune curiosité, s’approcha pour voir qui c’était ; les armes ôtées au trépassé, il reconnut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistants ; lui seul, sans rien dire, sans ciller les yeux, se tint debout, contemplant fixement le corps de son fils, jusqu’à ce que la véhémence de la tristesse, ayant accablé ses esprits vitaux, le porta raide mort par terre.

La surprise d’un plaisir inespéré nous étonne de même. Outre la femme romaine qui mourut surprise de voir son fils revenu de la déroute de Cannes, Sophocle et Denys le Tyran qui trépassèrent d’aise, et Talva[1] qui mourut en Corse, lisant les nouvelles des honneurs que le sénat de Rome lui avait décernés, nous tenons, en notre siècle, que le pape Léon dixième, ayant été averti de la prise de Milan, qu’il avait extrêmement souhaitée, entra en tel excès de joie, que la fièvre l’en prit et en mourut.

Et, pour un plus notable témoignage de l’imbécilité humaine, il a été remarqué par les anciens que Diodorus le dialecticien mourut sur-le-champ, épris d’une extrême passion de honte pour, en son école et en public, ne se pouvoir développer d’un argument qu’on lui avait fait.

  1. Et mieux Thalna. (Valère-Maxime.)