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ESSAIS DE MONTAIGNE.

avoir d’autant moins à craindre de se mécompter. Toutefois encore, ceci, parce que c’est un corps vain et sans prise, échappe volontiers à la mémoire, si elle n’est bien assurée. De quoi j’ai souvent vu l’expérience, et plaisamment, aux dépens de ceux qui font profession de ne former autrement leur parole que selon qu’il sert aux affaires qu’ils négocient, et qu’il plaît aux grands à qui ils parlent ; car ces circonstances à quoi ils veulent asservir leur foi et leur conscience, étant sujettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se diversifie quand et quand : d’où il advient que de même chose ils disent tantôt gris, tantôt jaune, à tel homme d’une sorte, à tel d’une autre ; et si par fortune ces hommes rapportent en butin leurs instructions si contraires, que devient ce bel art ? outre ce qu’imprudemment ils se déferrent eux-mêmes si souvent ; car quelle mémoire leur pourrait suffire à se souvenir de tant de diverses formes qu’ils ont forgées en un même sujet ? J’ai vu plusieurs de mon temps envier la réputation de cette belle sorte de prudence, qui ne voient pas que, si la réputation y est, l’effet n’y peut être.

En vérité, le mentir est un maudit vice : nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connaissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d’autres crimes. Je trouve qu’on s’amuse ordinairement à châtier aux enfants des erreurs innocentes très-mal à propos, et qu’on les tourmente pour des actions téméraires qui n’ont ni impression ni suite. La menterie seule et, un peu au-dessous, l’opiniâtreté, me semblent être celles desquelles on devrait à toute instance combattre