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CHAPITRE VII.

Secondement, qu’il me souvient moins des offenses reçues, ainsi que disait cet ancien : il me faudrait un protocolle ; comme Darius, pour n’oublier l’offense qu’il avait reçue des Athéniens, faisait qu’un page, à tous les coups qu’il se mettait à table, lui vînt rechanter par trois fois à l’oreille : « Sire, souvienne-vous des Athéniens ; » d’autre part, les lieux et les livres que je revois me rient toujours d’une fraîche nouvelleté.

Ce n’est pas sans raison qu’on dit que qui ne se sent point assez ferme de mémoire ne se doit pas mêler d’être menteur. Je sais bien que les grammairiens font différence entre dire mensonge et mentir ; et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraie ; et que la définition du mot de mentir en latin, d’où notre français est parti, porte autant comme aller contre sa conscience ; et que, par conséquent, cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu’ils savent, desquels je parle. Or ceux-ci, ou ils inventent mare et tout, ou ils déguisent et altèrent un fond véritable. Lorsqu’ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce même conte, il est malaisé qu’ils ne se déferrent, parce que la chose, comme elle est, s’étant logée la première dans la mémoire, et s’y étant empreinte par la voie de la connaissance et de la science, il est malaisé qu’elle ne se représente à l’imagination, délogeant la fausseté qui n’y peut avoir le pied si ferme ni si rassis, et que les circonstances du premier apprentissage, se coulant à tous coups dans l’esprit, ne fassent perdre le souvenir des pièces rapportées fausses ou abâtardies. En ce qu’ils inventent tout-à-fait, d’autant qu’il n’y a nulle impression contraire qui choque leur fausseté, ils semblent