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ESSAIS DE MONTAIGNE

de manière qu’on a remarqué qu’ils ne s’amusèrent qu’à hâter les mariniers de diligenter et de se sauver à coups d’aviron ; jusqu’à ce que, arrivés à Tyr, libres de crainte, ils eurent loisir de tourner leur pensée à la perte qu’ils venaient de faire, et lâcher la bride aux lamentations et aux larmes que cette autre plus forte passion avait suspendues.

Ceux qui auront été bien frottés en quelque estour[1] de guerre, tous blessés encore et ensanglantés, on les ramène bien le lendemain à la charge, mais ceux qui ont conçu quelque bonne peur des ennemis, vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d’être exilés, d’être subjugués, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le manger et le repos, là où les pauvres, les bannis, les serfs, vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et tant de gens qui, de l’impatience des pointures de la peur, se sont pendus, noyés et précipités, nous ont bien appris qu’elle est encore plus importune et plus insupportable que la mort.

Les Grecs en reconnaissent une autre espèce, qui est outre l’erreur de notre discours, venant, disent-ils, sans cause apparente et d’une impulsion céleste : des peuples entiers s’en voient souvent frappés et des armées entières. Telle fut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse désolation : on n’y oyait que cris et voix effrayées ; on voyait les habitants sortir de leurs maisons comme à l’alarme, et se charger, blesser et entre-tuer les uns les autres, comme si ce fussent ennemis qui vinssent à occuper

  1. Conflit.