Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/71

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
65
CHAPITRE XII.

de nous, il n’y a plus que feindre ; il faut parler français, il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot.

Voilà pourquoi se doivent à ce dernier trait toucher et éprouver toutes les autres actions de notre vie ; c’est le maître jour, c’est le jour juge de tous les autres ; c’est le jour, dit un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort l’essai du fruit de mes études ; nous verrons là si mes discours me partent de la bouche ou du cœur. J’ai vu plusieurs donner par leur mort réputation en bien ou en mal à toute leur vie. Scipion, beau-père de Pompeius, rhabilla en bien mourant la mauvaise opinion qu’on avait eue de lui jusqu’alors. Epaminondas interrogé lequel des trois il estimait le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soi-même : « Il nous faut voir mourir, dit-il, avant que d’en pouvoir résoudre. » De vrai, on déroberait beaucoup à celui-là, qui le pèserait sans l’honneur et grandeur de sa fin.

Dieu l’a voulu comme il lui a plu ; mais en mon temps, trois les plus exécrables personnes que je connusse en toute abomination devie, et les plus infâmes, ont eu des morts réglées, et, en toute circonstance, composées jusqu’à la perfection. Il est des morts braves et fortunées ; je lui ai vu trancher le fil d’un progrès de merveilleux avancement, et dans la fleur de son croît, à quelqu’un d’une fin si pompeuse, qu’à mon avis ses ambitieux et courageux desseins n’avaient rien de si haut que fut leur interruption ; il arriva, sans y aller, où il prétendait, plus grandement et glorieusement que ne portait son désir et espérance, et devança par sa chute le pouvoir et le nom où il aspirait par sa course.