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ESSAIS DE MONTAIGNE

dixième duc de Milan, sous qui avait si longtemps branlé toute l’Italie, on l’a vu mourir prisonnier à Loches[1], mais après y avoir vécu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle reine[2], veuve du plus grand roi de la chrétienté, vient-elle pas de mourir par la main d’un bourreau ? indigne et barbare cruauté ! Et mille tels exemples ; car il semble que, comme les orages et tempêtes se piquent contre l’orgueil et hautaineté de nos bâtiments, il y ait aussi là haut des esprits envieux des grandeurs de çà bas ; et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier joui— de notre vie, pour montrer sa puissance de renverser eu un moment ce qu’elle avait bâti en longues années.

Ainsi se peut prendre avec raison ce bon avis de Solon ; mais d’autant que c’est un philosophe (à l’endroit desquels les faveurs et disgrâces de la fortune ne tiennent rang ni d’heur ni de malheur, et sont les grandeurs et puissances accidents de qualité à peu près indifférente), je trouve vraisemblable qu’il ait regardé plus avant, et voulu dire que ce même bonheur de notre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d’un esprit bien né, et de la résolution et assurance d’une âme réglée, ne se doive jamais attribuer à l’homme, qu’on ne lui ait vu jouer le dernier acte de sa comédie, et sans doute le plus difficile. En tout le reste il y peut avoir du masque ; ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidents ne nous essayant pas jusqu’au vif, nous donnent loisir de maintenir toujours notre visage rassis : mais à ce dernier rôle de la mort et

  1. En Touraine, sous le règne de Louis XII.
  2. Marie Stuart, reine d’Écosse.